le travail extrait d’Exil, paru en 1998 aux éditions Mille et une nuits

par

Du travail il y en a trop, parce que tout le monde travaille, et que tout le monde contribue à la construction de la richesse sociale. Cette richesse naît de la communica-tion, de la circulation et de la capacité à coordonner les efforts de chacun. Comme le dit Christian Marazzi (La place des chaussettes, Éditions de l’Éclat, Paris, 1997), la production de la richesse est assurée aujourd’hui par une communauté biopolitique (le travail de ceux qui ont un emploi, mais aussi le travail des étudiants, des femmes, de tous ceux qui contribuent à la produc-tion de l’affectivité, de la sensibilité, des modes de sémiotisation de la subjectivité), production de la richesse que les capitalistes commandent et organisent à travers la « désinflation », c’est-à-dire la compression de tous les coûts que la coopération productive et les conditions sociales de sa reproduction exigent. Le passage de « l’inflation » (de désirs et de besoins) des années suivant 68 à la désinflation des coûts représente la transition capitaliste du moderne au post-moderne, du fordisme au post-fordisme. C’est une transition politique au sein de laquelle le travail salarié a été exalté comme matrice fondamentale de la production des richesses. Mais le travail a été séparé de sa puissance politique. Cette puissance politique venait de travailleurs regroupés au sein des usines, organisés à l’intérieur de structures syndicales et politiques fortes. La destruction de ces structures a laissé derrière elle une masse informe - pour un regard extérieur - de prolétaires qui s’agitent sur le territoire : un véritable fourmillement, qui produit des richesses à travers une collaboration et une coopération continues. En fait, si on regarde le monde d’en bas, le monde des fourmis, là où se déroule notre vie, on s’aperçoit de l’incroyable capacité productive que ces travailleurs ont désormais acquise. C’est cela l’incroyable paradoxe face auquel nous nous trouvons. C’est que le travail est encore considéré comme emploi, comme travail « employé » par le capital, dans des structures qui l’assujettissent directement à l’organisation capitaliste de la production.

La légitimité sociale et productive de l’activité est toujours soumise à l’ « employabilité » - néologisme barbare, mais qui exprime bien la nouvelle nature de la subordination - par l’entreprise ou par l’État. On a glissé progres-sivement du « travail » à l’ « emploi », mais ce qui valide l’activité n’est pas tellement la participation effective à la production de la richesse - combien d’emplois sont « improductifs » de ce point de vue !-, mais la subordination à des formes de contrôle de l’entreprise ou de l’État. Ce qui détermine un consensus de fond sur le « travail » entre gauche et droite, entre patrons et syndicats.

Pourtant aujourd’hui, ce lien entre production de la richesse et travail salarié - qui est un vieux lien marxien, mais qui, avant d’être marxien, a été un lien établi par l’économie politique classique - a été rompu. Le travailleur, aujourd’hui, n’a plus besoin d’instruments de travail (c’est-à-dire de capital fixe) qui soient mis à sa disposition par le capital. Le capital fixe le plus important, celui qui détermine les différentiels de productivité, désormais se trouve dans le cerveau des gens qui travaillent : c’est la machine-outil que chacun d’entre nous porte en lui. C’est cela la nouveauté absolument essentielle de la vie productive, aujourd’hui. C’est un phénomène complètement essentiel, parce que pré-cisément le capital, à travers son renouvellement, son changement interne, à travers la révolution néo-libérale, à travers la redéfinition de l’État-providence « dévore » cette force de travail. Mais comment la dévore-t-il ? Il le fait dans une situation qui est structurellement ambiguë, contradictoire et antagoniste. L’activité productrice de richesses n’est pas réductible à l’emploi. Les chômeurs travaillent, le travail au noir est plus producteur de richesses que celui des employés. Et, inversement, l’emploi est aussi assisté que le chômage. La flexibilité et la mobilité de la main-d’oeuvre n’ont été imposées ni par le capital, ni par l’échec des accords sur le salaire et sur la redistribution du revenu entre patrons, syndicats et État, accords qui ont pratiquement dominé la vie sociale et politique dans les cinquante dernières années. Aujourd’hui, on se trouve dans une situation où, précisément, le travail est « libre ». Bien entendu, le capital a gagné, il a anticipé les possibilités d’organiser politiquement les nouvelles formes de coopération productive et la « puissance » politique de celles-ci. Pourtant, si on prend un peu de recul, et sans pécher pour cela par optimisme, il faut aussi dire que la force de travail que l’on a connue, c’est-à-dire la classe ouvrière, a lutté pour refuser la discipline d’usine. Et l’on est à nouveau confronté au problème de l’évaluation d’une transition politique qui est, historiquement, aussi importante que celle qui fait passer de l’Ancien Régime à la Révolution. On peut à bon droit dire qu’on a vécu, dans la seconde moitié du XXe siècle, une transition au sein de laquelle le travail s’est émancipé. Il s’est émancipé par sa capacité à devenir intellectuel, immatériel ; il s’est émancipé de la discipline d’usine. Et c’est précisément cela qui détermine la pos-sibilité d’une révolution globale, fonda-mentale et radicale de la société contemporaine capitaliste. Le capitaliste est désormais un parasite : non pas en tant que capitaliste financier, dans les termes marxistes classiques, mais parce qu’il n’a plus la capacité de maîtriser unilatéralement la structure du proces-sus du travail, à travers la division entre travail manuel et travail intellectuel. Les nouvelles formes de subjectivité ont cassé et rendu réversible cette séparation, en produisant un moyen d’ex-pression de leur propre puissance et un terrain de lutte et de négociation.

LE SALAIRE GARANTI

Il y a des conceptions réductrices du salaire garanti comme celles que nous avons connues en France, par exemple avec le RMI, qui est une des formes de salarisation de la misère. Ce sont des formes de salarisation de l’exclusion, des nouvelles lois sur les pauvres. À une masse de pauvres, à des gens qui travaillent mais qui ne réussissent pas à s’insérer de manière constante dans le circuit du- salaire, on attribue un peu d’argent afin qu’ils puissent se repro-duire et qu’ils ne provoquent pas de scandale social. Il existe donc des niveaux minimums de salaire garanti, de subsistance, qui correspondent à la nécessité qu’une société a d’éviter de créer le scandale de la mortalité, le scandale de la "pestilence", puisque l’exclusion peut se transformer en pestilence. Les lois sur les pauvres sont précisément nées face à ce danger, dans l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles. Il y a donc des formes de salaire garanti de ce type. Mais le problème du salaire garanti est tout autre. Il s’agit de comprendre que la base de la productivité n’est pas l’investissement capitaliste, mais l’investissement du cerveau humain socialisé. En d’autres termes : le maximum de liberté et de rupture du rapport disciplinaire à l’usine, le maximum de liberté du travail, devient le fondement absolu de la production de richesse. Le salaire garanti signifie la distribution d’une grande partie du revenu, tout en laissant aux sujets productifs la capacité de dépenser ce revenu pour leur propre reproduction productive. Il devient l’élément fondamental. Le salaire garanti est la condition de reproduction d’une société dans laquelle les hommes, à travers leur liberté, deviennent productifs. Bien évidemment, à ce moment-là, les problèmes de production et d’organisation politique deviennent identiques. Si l’on tient le raisonnement jusqu’au bout, on est amené à unifier l’économie politique et la science de la politique, la science du gouvernement. Seules les formes de la démocratie - une démocratie radicale et absolue, mais je ne sais si le terme de démocratie peut encore être utilisé ici - sont susceptibles d’être les formes qui déterminent la productivité : une démocratie substantielle, réelle, et dans laquelle l’égalité des revenus garantis deviendrait toujours plus grande, toujours plus fondamentale. On pourra toujours débattre par la suite, avec réalisme, des mesures incitatives, mais ce sont des problèmes qui ne nous intéressent pas vraiment. Aujourd’hui, le vrai problème, c’est de renverser le point de vue selon lequel la critique de l’économie politique se développerait elle-même, c’est-à-dire la nécessité de l’investissement capitaliste. Ce n’est pas nouveau, on a discuté pendant des années de la réinvention fondamentale de la coopération productive à travers la vie, qu’elle soit linguistique, affective ou qu’elle appartienne aux sujets. Le salaire garanti, en tant que condition de reproduction de ces sujets dans leur richesse, devient donc aujourd’hui essentiel. Il n’y a plus besoin d’aucun levier de pouvoir, il n’y a plus besoin d’aucun transcendantal, ni d’aucun investissement dont la fonction aujourd’hui n’est pas, comme on dit, "d’anticiper les emplois de demain", mais d’anticiper et commander les divisions à l’intérieur du prolétariat entre chômeurs et actifs, entre assistés et productifs, entre "affiliés" et "désaffiliés". Il s’agit d’une utopie, de ce type d’utopie qui devient une machine de transformation du réel à la seule condition qu’on la mette en action. Une des choses les plus belles aujourd’hui, c’est précisément le fait que cet espace public de liberté et de production commence à se définir, portant vraiment en lui la destruction de ce qui existe comme organisation du pouvoir productif, et donc comme organisation du pouvoir politique.

LA RÉDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL

Quand la réduction du temps de travail devient un mythe selon lequel on peut maintenir l’emploi industriel tout en réduisant le temps de travail des ouvriers qui travaillent, il n’y a rien à ajouter : c’est un mythe. Les rythmes de l’informatisation et de l’automation du travail productif fordiste évoluent si rapidement qu’il n’y a pas de réduction du temps de travail qui tienne. Aujourd’hui, pour reprendre ce que disent Gorz d’une part, Fitoussi, Caillé ou Rifkin de l’autre, il suffirait, pour garantir le niveau de développement et d’augmentation des rythmes d’automation et d’informatisation qui ont assuré le plein emploi, de travailler deux heures par jour. Ce qui représente deux jours, au maximum deux jours et demi par semaine. Si la ligne politique d’une certaine gauche pour la réduction du temps de travail est une ligne politique qui entend maintenir l’emploi de la force de travail garantie, il s’agit d’une mystification pure et simple. Plaçons-nous maintenant sur l’autre terrain, c’est-à-dire en considérant que la production ne passe pas tant par les ouvriers garantis que par la mobilité et par la flexibilité, par la formation et par la requalification continue de la force de travail social. Et que cette production passe aussi bien à travers les activités qui s’appliquent immédiatement au tra-vail qu’à travers la production scientifique et ses langages, ou à travers la construction d’une communauté d’affects. Si l’on assume cette conception dynamique, flexible, mobile, fluide, arborescente de la productivité, il faut la garantir. Et la garantir, qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie donner le salaire garanti à tout le monde. Avec trois caractéristiques fondamentales : non seulement le salaire pour tous, mais également selon une règle d’égalité à l’intérieur de la société. Le salaire garanti ne doit pas être seulement une règle qui permette à tous de subsister à l’intérieur de ce processus, il doit être aussi une règle qui permet, à ce haut niveau de besoins et de capacités productives, les capacités d’appropriation monétaire du plus grand nombre possible de citoyens. De ce point de vue, se poser le problème du salaire garanti - et c’est là le troisième élément -, ce n’est pas simplement un problème d’aménagement du travail et de la productivité. C’est un problème qui touche immédiatement à la fiscalité et à la comptabilité de l’État, qui concerne les éléments fondamentaux de l’organisation : c’est effectivement un processus révolutionnaire. Et ce que je ne comprends pas, c’est comment on peut résister à cela.