La matière littéraire revue des revues

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La Revue de littérature générale (rlg) est un objet dont les maîtres d’œuvre, Olivier Cadiot et Pierre Alferi, ont pris en charge la conception, du début jusqu’à la fabrication, comme des artisans. Quant à la fin, elle ne nous appartient pas, et elle est liée, au moins, aux lecteurs, au plus, à la question de la littérature. Ce que, dans un avenir proche, le n° 3 viendra nous dire.

Si la R.l.g. n’a pas créé un lieu supplémentaire où causer de la littérature, si elle n’a pas non plus de lieu où « recevoir » (un bureau, un siège, un divan, que sais-je ?), elle a cependant bien eu lieu. Elle est arrivée comme un gros événement, avec son format annuaire qui ne tient pas dans la main. La R.l.g. ne s’est pas laissée limiter à des formats éditoriaux convenables, normalisés, aux cadres desquels assujettir les textes. Plus de quatre cents pages pour le premier numéro, 95/1, comme pour le second, 96/2. Il y a là déjà une façon inattendue de résoudre d’éventuels problèmes d’identité, donc de reconnaissance. « Ce n’est pas une revue qui a une image d’elle-même » (Alferi).

Les deux premiers numéros, 4 500 pour le n° 1, 6 000 pour le n° 2, ont été vite épuisés. Leurs concepteurs aussi. Un épuisement qui renseigne sur l’objet lui-même et le différencie nettement des autres revues. La fabrication s’est faite sans retenue aucune, sans économie. « Le coup d’feu... Toutes les cartouches... » (Cadiot). Le principe a été celui de la dépense totale de pensées. « On n’a pas capitalisé » (Alferi). Tout dire ? Tout dire, jusqu’à l’épuisement. L’Épuisement est-il une limite du dire, au-delà du tout dire ? Ou bien est-il l’état propice à ce que ça commence à parler ? Chaque numéro - gros comme un roman qui n’en est pas un - a collecté tout ce qui leur a été possible de collecter sur le sujet... « Une théorie fictive, jetable. Puis une autre s’il le faut, et une autre. Une par numéro » (n° 1, 95/1, La Mécanique lyrique, p. 3). Après quoi, il a fallu laisser faire le temps, pour retrouver des forces. Cela n’a plus rien à voir avec le fonctionnement d’une revue qui programme et spécule sur l’avenir.

Dans le n° 1, consacré à la poésie, il y avait La dictée du dauphin, de Bossuet, suivi d’une transcription et d’un commentaire de Jacques Le brun, des Compressions de Georges Aperghis, La morale du cut-upde Christian Prigent, Mes robots ménagers d’Anne Portugal,{}et puis Jacques Roubaud, Jean Echenoz, et Giorgio Agamben qui s’interroge sur l’actualité de la fascination de l’horreur chez Bataille. Pour le n° 2, consacré au roman, on pouvait lire Vis-à-vis,un montage d’extraits de Bakhtine et d’Arno Schmidt, La Dernière tentation de Balzac de Christian Prigent, Version française de Claude Ollier : « Observant ici et là l’évolution du récit dans les années cinquante et soixante, [...] j’ai été frappé des liens étroits que cette « histoire »-là entretenait avec les spécificités, en chaque pays, de l’histoire générale... ». Et des assemblages de photos, de croquis, de partitions, des découpages, des récits. Un texte de Charles Reznikoff,Testimony, précédé de La Tentation objectiviste, de J. Roubaud. Beaucoup de matières littéraires, cette matière travaille la langue et son histoire, travaille la langue de l’histoire. On devrait prendre plus en compte ce matérialisme-là qu’aucune totalité ne contient, qu’aucune fin ne limite.

Parce que son souci initial est l’écriture, la Rlg a voulu faire de la lecture un principe de fonctionnement. L’idée est de rendre lisibles des textes littéraires pour des gens qui n’appartiennent pas aux cercles constitués des écrivains et des poètes. Pas une revue à usage interne. Elle a d’ailleurs été mieux reçue par des artistes ou des amateurs de littérature que par les écrivains eux-mêmes. On ne sait pas très bien qui sont ses lecteurs. Ils existent. La Rlgest une revue d’amateurs - avec tout le respect qu’on leur doit.

Pour la fabriquer, peut-être a-t-il suffi, comme le dit O. Cadiot, d’une intention « pédagogique » et de s’armer de plein d’énergie - le désir vient des marges, c’est là qu’il se machine et se ressource. C’est son côté insolite{} : un énorme livre de classe, un manuel prospectif de lecture pour 2020. La Rlgest un atelier d’écriture ambulant dans un livre qui nous invite à produire du texte. Ouvrez-la, elle vous montre des instruments d’écriture qui interrogent l’écriture même. Il s’agit, pour elle, de dégager des interstices par où la parole littéraire se mette à circuler sans aussitôt être entraînée ou submergée par le flux des discours.

Il fallait se démarquer des endroits où ça bavarde sur la littérature sans produire d’autre sens que la répétition de postulats normatifs sur le roman et son rapport obligé au réel. « Le roman, centre normé à l’aune duquel s’évaluent les récits. [...] La littérature ne se mesure pas au nombre de SDF par page », dit Cadiot adoptant ainsi une position de combat contre une sorte de retour « néo-classique » où les récits ne seraient voués qu’à refléter la misère et les injustices sociales, à délivrer du message. Alors qu’il s’agirait plutôt de se délivrer de la pléthore des messages qui nous submergent et qui ne nous disent plus rien. Tous les moyens peuvent être utilisés pour combattre le « roman pensée unique », parce que la littérature passe par toutes les formes d’expression. Par la poésie, par le reportage, par le document, elle y passe, sans s’y arrêter. En revanche, il arrive que le reportage, lui, s’y arrête, et finisse par devenir un morceau de littérature.

« Il ne s’agit pas d’inclure artificiellement des poèmes dans un roman ou de la prose découpée dans un poème. Plutôt de travailler à une forme où l’on verrait les genres et les registres se rejustifier en cours de route. Cette forme, faut-il encore l’appeler « roman » ? Ou « texte » ? Ne pas l’appeler du tout ? » (96/2 Digest).

Trop préoccupés qu’ils sont par le réel, leur fantasme du réel, les milieux littéraires ne viennent plus désigner où la littérature se tient. Ils ne produisent pas d’espace où elle pourrait s’ébattre. Ils ne savent pas, ils ne savent plus, affirmer que la littérature, ça ne va pas de soi. De l’autre côté, du côté public, la littérature est asservie à son image culturelle. Pourtant, entre le cercle des mille personnes qui font de la littérature en France et les politiques éditoriales des grandes maisons, une marge demeure où la littérature reste une véritable possibilité, où elle se lit, où elle s’écrit, où elle se fabrique. C’est là que la Rlgest venue se poser, comme un objet insolite représentatif de cette marge. Elle nous dit que la littérature existe.

– Est-ce parce qu’aujourd’hui, à l’intérieur du champ littéraire, vous ressentiez la nécessité de créer un événement théorique (avec tout l’illusionnisme que la venue de ce genre d’événement implique généralement) ?

– « C’est exactement ce qu’on a pensé... C’est pourquoi on l’a fait. Provoquer une réflexion théorique. Affirmer l’urgence de la discussion autour de la littérature comme ça se fait autour des autres arts... La littérature est toujours envahie par le marché. Plus peut-être que les autres arts. Elle est réduite à des livres, à des coups de génie. Elle n’est pas pensée comme histoire des formes. »

Ainsi, la Rlg est du côté de l’événement et de la machine qui s’emballe. Plus qu’un lieu, c’est une machine, une machine événement qui dit que la littérature ne cesse pas d’être rétrécie. Son champ est énorme, mais le marché lui impose un costume trop juste, il la bride pour qu’elle soit mieux vendue. Il s’agirait alors de faire craquer le tissu littéraire. Et de faire fonctionner à son rendement maximum cette machine indigeste qui lutte contre la digestion culturelle. Souligner les coutures du réel. Redonner aux coutures, aux agencements, aux interstices leur dimension réelle.

La Rlg a une fonction critique qui fonctionne autrement que dans les discours. Olivier Cadiot et Pierre Alferi ont dit : « Ne pas prendre des positions générales du type tout est politique... Le retour du politique chez les artistes se manifeste souvent par de pures déclarations d’intention. » Pour la critique, on pourrait dire quelque chose du même ordre : émanciper la critique de son allégeance aux potentats éditoriaux. Le n° 3 a cette visée. Je récapitule : n° 1, poésie ; n° 2, roman ; n° 3, critique.

Il s’agit de « tresser des opérations littéraires et intellectuelles ensemble, à mort. Pas du bout à bout [...] Il s’agit d’amener, chez nous, les champs qui voisinent avec la littérature. Que les autres viennent et nous aident à comprendre ce qu’on est en train de faire. Nous sommes au service du livre. Pour cet objet qu’est la Rlg, il n’y a rien au-delà de la littérature. »

La Rlg est-elle une revue engagée ?

Il lui a certainement été difficile de se débarrasser de l’image paulhanienne de l’éminence grise, de prendre ses distances avec Tel quel ou les Temps modernes, sans les brûler l’un et l’autre. Comment ne pas rejouer infiniment les scénarios de la critique ou de l’engagement, tout en affirmant que l’expérimentation est toujours à l’ordre du jour ? Le pari n’est pas simple. Comment, aujourd’hui, innover dans le jeu des formes et des contenus ? Innover en transformant les règles du jeu ? Sans simplement jouer avec des modèles pour (croire) les subvertir ? Et si aujourd’hui les modèles ont chu, ne risquent-ils pas de ne nous inspirer que par défaut ? Comment s’inscrire dans la tradition d’une avant-garde qui serait moderniste - ce sont les termes d’Alferi - sans « faire » post-moderne, sans être limité à et par la reproduction ? Cela fait partie des questions et des récifs qui se présentent à qui veut ouvrir des voies là où la pensée piétine.

La Revue de littérature générale est une revue future qui porte en elle la question suivante : héritière d’une tradition qui a transité par le formalisme d’après-guerre et très consciente des écueils que cela signifie aujourd’hui, arrive-t-elle à se dégager d’une conception totale de la littérature (vers laquelle elle a tendance à incliner) pour acquérir, en tant que telle, une valeur politique - sans pour autant donner, bien évidemment, quelque priorité que ce soit à un contenu ou à un message ? Jusqu’où, dans son projet, limite-t-elle le champ littéraire ? Jusqu’où, selon elle, va la littérature ? Telle est là sa condition politique. Sortir et de la forme et du contenu - de l’obsession névrotique qui les invente et les articule -, pour que le fait que la littérature existe soit politique, tout en restant exclusivement littéraire.

Le prochain numéro ne sortira pas cet été. Il n’y a rien d’annoncé, sa réalité est encore contenue dans ce qui vient. Mais il va arriver. Raison de plus pour l’attendre.

Post-scriptum

À partir d’une conversation avec Olivier Cadiot et Pierre Alferi, qui dirigent la REVUE DE LITTÉRATURE GÉNÉRALE.