besoin des autres table ronde avec les anthropologues Elisabeth Allès, Alban Bensa, Aïssatou Mbodj-Pouye et Sandrine Ruhlmann

Quand on parle de « lois de l’hospitalité », on présuppose généralement les mêmes invariants qui traversent les antiques cultures méditerranéennes : obligation d’accueillir l’étranger et l’orphelin, caractère sacré de cette obligation, accueil centré sur les besoins fondamentaux (gîte et couvert), etc. Mais jusqu’où ces invariants sont-ils universels et définissent-ils notre humanité commune ? Nous avons voulu « éloigner » notre regard, en allant interroger d’autres cultures : en Chine, en Mongolie, au Mali, en Nouvelle-Calédonie. Y trouve-t-on cette même prégnance de l’hospitalité ? Est-elle structurée par les mêmes lois ? Et peut-on seulement y parler de lois ? Table ronde, à l’EHESS, avec quatre anthropologues.

Élisabeth Allès est chargée de recherche au CNRS. Elle étudie des populations musulmanes de langue chinoise en Chine et en Asie centrale. Elle a publié Musulmans de Chine aux éditions de l’EHESS en 2000. Alban Bensa est directeur d’études à l’EHESS. La majeure partie de ses recherches porte sur la Nouvelle-Calédonie kanak. Aïssatou Mbodj-Pouye termine une thèse sur les usages de l’écrit dans la région cotonnière du sud du Mali. Sandrine Ruhlmann vient de soutenir sa thèse consacrée aux pratiques alimentaires chez les Mongols Xalx.

[NB : la table ronde publiée dans notre « édition papier » a été raccourcie pour des raisons de pagination. Nous publions ici la version intégrale.]

gestes de l’hospitalité

Comment s’exerce concrètement l’accueil de l’autre ? Dans quel espace : privé ? semi-privé ? Comment laisse-t-on l’autre prendre pied, éventuellement s’inscrire, dans son territoire ? Quelles règles s’imposent à celui qui accueille et à celui qui est accueilli ?

Sandrine Ruhlmann Chez les éleveurs nomades de la steppe, en Mongolie, l’hospitalité fait partie du quotidien. À tout moment, on s’attend à recevoir des visites. C’est pourquoi la porte n’est jamais fermée à clé. Il n’y a pas de système d’invitation — en tout cas dans les foyers où la femme ne travaille pas et reste donc à la maison—, et on ne connaît pas nécessairement ses visiteurs : ils peuvent venir pour parler travail, conclure des affaires, ou simplement faire connaissance. N’importe qui peut se présenter à n’importe quel moment, même en pleine nuit. Si les chiens du campement ne se manifestent pas et que le maître de maison ne doit pas sortir les retenir, le visiteur qui arrive se signale d’abord à l’extérieur de la yourte en faisant du bruit. S’il n’est pas connu de ses occupants et s’il a un fusil, il le dépose à l’extérieur pour montrer qu’il n’est pas hostile, puis il pénètre à l’intérieur de la yourte du bon pied, droit. Le seuil de la porte constitue un siège pour les esprits et il est néfaste de le heurter du pied ou de le franchir du mauvais pied ; tout acte malheureux pour l’hôte doit nécessairement être réparé par un acte inverse.

La yourte est un espace codifié : sa porte est orientée au sud ; le fourneau trône en son centre et l’esprit-maître du feu galyn ezen, protecteur des membres du foyer et de ses troupeaux, y réside ; l’intérieur est divisé en deux parties, l’une masculine, le nord-ouest, l’autre féminine, le sud-est. L’espace masculin est honorifique ; on y trouve l’autel des divinités ; c’est là que mange le maître du foyer. La femme prépare le repas dans l’autre partie, où s’ouvre le fourneau, et elle y mange avec les enfants. Le visiteur, assimilé à un aîné et respecté comme tel, se dirige au nord en passant par l’ouest — jamais par la partie féminine. Là se trouvent une table basse et un petit tabouret sur lequel il s’assoit, sans avoir à dire bonjour — il y a des manières codifiées de s’asseoir et chacun des protagonistes ne doit notamment pas diriger ses plantes de pieds vers l’autel et vers le fourneau. Si le maître de la maison est présent, il y a un échange de tabatières. On en vient ensuite aux salutations préliminaires : « Avez vous bien passé la saison ? Est-ce que cela n’a pas été trop rude ? Votre troupeau, votre famille se portent bien ? À toutes ces questions, il est requis de répondre par l’affirmative : l’inverse porterait malheur, aussi bien au visiteur qu’à son hôte. La maîtresse de maison offre alors au visiteur, connu ou non, un bol de thé chaud, qui avait été conservé dans un thermos dans l’attente d’une visite : les occupants de la yourte économisent le thé chaud pour les visiteurs extérieurs à leur campement et se réservent le thé tiède ou froid. Puis la maîtresse de maison pose sur la table ce qu’on pourrait traduire littéralement par « l’assiette d’aliments blancs », parce qu’elle est notamment composée de laitages, même s’il y a aussi du pain, des gâteaux industriels ou des petits beignets frits-maison. Je serai tentée de parler de « l’assiette d’hospitalité », parce qu’elle est toujours prête à l’avance en prévision d’une visite, qu’on la conserve à cet effet dans le tiroir de la table basse ou à la cuisine, et que les membres du foyer n’y touchent généralement pas ou peu, l’assiette d’hospitalité ne constituant en réalité pas un repas qui « nourrit ». Les produits secs sont mis au fond de l’assiette, les produits gras déposés sur le « dessus » deez’, qui est aussi « le meilleur ». Le visiteur n’est pas censé manger l’intégralité de ce qui lui est présenté : il prélève seulement un morceau des aliments du « dessus », les produits frais et gras. C’est seulement quand il dit être rassasié que peuvent s’ouvrir des discussions libres, et non plus les salutations du début.

Le visiteur ne quittera pas le campement sans avoir visité l’ensemble des yourtes qui le composent : dans un campement, on vit ensemble, les troupeaux paissent sur les mêmes pâturages, visiter une seule yourte serait donc aussi mal perçu que de mauvais augure. Au moment du départ, on lui dit « Allez bien ! » sur le ton de l’exclamation, et lui répond « Restez bien ! » — ce même verbe signifie « rester », « vivre » et « être assis ». Et on lui offre un bol de thé pour le voyage.

Je n’ai évoqué que l’hospitalité ordinaire, qui se vit au quotidien et qui concerne les visites furtives. Il arrive aussi que le visiteur enlève son chapeau, ou déboutonne son manteau, ce qui signifie qu’il va rester toute la journée, ou même passer la nuit. Dans ce cas, le repas du soir ne sera pas une soupe ordinaire consommée habituellement par les membres du foyer, mais un plat à base de farineux à caractère festif ou une soupe composée d’éléments honorifiques et de parts hiérarchiques telle qu’une soupe avec de la viande attachée à des os, et non pas détachée des os constituant des morceaux égalitaires ordinaires.

Aïssatou Mbodj-Pouye Je parlerai ici des pratiques ordinaires de l’hospitalité dans la région cotonnière du sud du Mali. L’espace de l’accueil est celui de la concession : un espace commun constitué par une série de foyers liés entre eux par des relations de parenté. La concession est donc un espace privé, ceint par un mur mais à ciel ouvert, distinct de l’espace intime, celui des cases de chaque foyer. Le visiteur y entre par un petit vestibule. A l’intérieur de la concession, on le fait asseoir sur une chaise ou une natte qu’on est allé chercher. S’il vient de loin, on lui prend ses affaires que l’on range à l’intérieur d’une case, parce qu’on présuppose qu’il va s’installer. On lui donne à boire, des salutations sont échangées. Et c’est seulement après que l’on s’enquiert de ce qu’il est venu faire. Au-delà des salutations et de l’échange convenu de nouvelles, la conversation n’est pas spécialement codifiée.

On attend de l’étranger qu’il respecte des règles minimes mais importantes : ne pas changer d’hôte s’il revient dans la même ville ou dans le même village, prévenir quelques jours avant son départ de la date de celui-ci afin qu’un petit cadeau puisse lui être fait. Le retour d’un étranger chez son hôte donne lieu à des scènes d’accueil un peu différentes, l’émotion pouvant être exprimée, mais les premiers gestes restent assez similaires à ceux décrits ici pour l’accueil d’un visiteur inconnu. Donner des cadeaux à son retour est important, mais cela se fait sans mise en scène particulière, et après ce temps liminaire de l’accueil et des salutations.

Alban Bensa Pour les Kanaks de Nouvelle Calédonie, les conditions d’accueil sont extrêmement formalisées. Dans la vie quotidienne, quand on se rend chez quelqu’un, il faut se livrer à un long cérémonial de paroles et de gestes fortement codifié. Si l’on vient à plusieurs et qu’on n’a pas prévenu de son arrivée, on arrête la voiture à un kilomètre du lieu où l’on va, dans un endroit où l’on ne sera pas vu de ceux que l’on visite. Là, on se met d’accord sur ce que l’on va donner : des étoffes, des cigarettes, quelques billets de banque et, pour une affaire importante, une « monnaie » de coquillage, le tout rassemblé en un petit paquet. On peut aussi préparer de la nourriture qui sera donnée après le don d’accueil mais sans ostentation aucune. C’est ce qu’on appelle en français local préparer sa « coutume ». Puis on décide de celui qui prendra la parole. On s’achemine ensuite vers la maisonnée. À proximité, il faut crier « cimädö, ce qui signifie « levez-vous ! » : il serait très impoli que les têtes des visiteurs dépassent celles de leurs hôtes. C’est ce qui explique qu’autrefois, en présence d’une autorité, les Kanaks s’asseyaient aussitôt, au grand dam des gradés que l’on honore, en France, en restant debout !

Quand on est aperçu au bas de l’allée qui s’étend devant leurs demeures, les hôtes font d’abord semblant de n’avoir rien vu. Il y a tout de même un petit mouvement, qui permet de comprendre qu’on a été repéré. Il faut leur laisser le temps d’aller préparer le contre-don. En attendant, on reste là, on parle à voix basse, on regarde les plantations, il y en a forcément dans cet espace d’accueil — des plantes qui sont associées au clan des habitants du lieu ; on peut éventuellement en cueillir une feuille ici ou là. Puis les hôtes sortent. Ils sont en haut, on est en bas, leur tête est bien au-dessus de la nôtre, on peut s’approcher. On s’arrête à cinq mètres d’eux ; ils croisent les bras, ils regardent par terre. Là, le visiteur qui a été désigné s’avance, le don à la main, et prend la parole d’une façon solennelle : « Nous sommes arrivés là par hasard, au bas de votre allée. Nous espérons que les génies et les ancêtres de l’endroit sont apaisés en ce moment où nous franchissons cette barrière pour entrer chez vous. » Ces paroles sont presque toujours de cette tonalité. La barrière en question est la barrière des protections de l’espace domestique, marquée par les plantes qui appellent la présence des ancêtres. La franchir, c’est se mettre en danger. Le discours des arrivants évoque ensuite le trajet suivi pour venir les voir, les liens qu’ils entretiennent avec leurs hôtes, les personnes disparues depuis la dernière visite ; ce qui donne lieu à des échanges très émotionnels — il est courant que les gens soient au bord des larmes, qu’ils pleurent. Là, on pose à terre son don, ou on le donne à la personne qui accueille, qui le prend, le passe aussitôt à celui qui est situé derrière lui, puis offre son contre-don en disant : « Soyez en paix, notre cœur est clair, il n’y a rien d’obscur, les génies et les ancêtres sont maintenant avertis de votre venue, vous pouvez vous approcher. » Et c’est seulement ensuite que cela se détend : le don a été reçu, les discours échangés, on peut s’embrasser, se dire bonjour, rigoler. C’est que le danger est passé, qu’on est sous la protection des hôtes. À partir de là, on peut y rester quelques heures ou et même plusieurs mois.

Je me rappelle avoir été accueilli dans une tribu (terme colonial pour désigner une communauté territoriale kanak). Je l’avais été par le chef, par son lignage, par son entourage. Au milieu du village, il y avait un temple (protestant), qui marquait la limite entre les chefs et les maîtres du terrain : les Anciens occupants du terroir. Celui qui me recevait m’a dit : « Devant le temple, c’est comme s’il y avait un mur. Ne va jamais dans le groupe des maîtres du terrain qui sont de l’autre côté sans que je prépare ta venue. Tu es avec nous, tu es un étranger adopté, mais tu ne peux franchir seul cette ligne. » Cette ligne était invisible, bien sûr : les Anciens, je les voyais, mais on s’ignorait. Si je voulais aller les voir, il fallait que j’en fasse la demande à mon ami qui les prévenait, et il me fallait à nouveau faire la coutume. Il y a donc là quelque chose de structurel : l’accueil fonctionne en cascade [1].

Élisabeth Allès Dans un village chinois, on n’entre pas chez les gens facilement — on ne frappe d’ailleurs pas à la porte comme cela, à moins qu’il y ait un problème particulier. Il faut toujours passer par un intermédiaire pour entrer chez quelqu’un que l’on ne connaît pas. Il y a des lieux de rencontre possibles. Pour moi qui travaille sur la question de l’islam, la mosquée est un lieu privilégié.

Il me semble qu’on retrouve un peu partout en Chine comme en Asie centrale les mêmes pratiques d’accueil — la tasse de thé, l’assiette de bonbons, de noix ou de cacahuètes (toutes choses qui transmettent l’image du nombre et de la descendance) — et les mêmes procédures. Il faut appeler de l’extérieur pour signaler son arrivée. Quand vous êtes reçu pour la première fois, vous vous voyez offrir le thé, puis vous attendez seul, le temps qu’on aille chercher la personne considérée comme légitime pour discuter avec vous : cette personne n’est d’ailleurs pas forcément celle que vous voudriez voir, mais vous n’y pouvez rien. Vient ensuite un premier moment, celui de la présentation de soi : on dit qui on est, et d’où l’on vient. Et progressivement, d’autres personnes arrivent — souvent des femmes, dans mon cas. On peut ainsi se retrouver avec cinquante personnes dans une même pièce. Il faut répondre à toutes sortes de question sur le prix des denrées alimentaires, celui du billet d’avion, du pantalon que l’on porte etc. Lorsque la relation est ancienne, il peut aussi y avoir de l’émotion. On dit toujours qu’en Chine les gens sont réservés, mais ce n’est pas vraiment le cas. L’émotion est d’ailleurs parfois vive au moment du départ — sans doute parce qu’on ne sait pas bien comment dire le départ. On utilise en général la formule « manmanzou ! » allez doucement !

Le repas est un moment essentiel. Mais attention : si à un moment donné on vous invite à venir manger, la règle est de ne jamais accepter à la première invitation. Un Occidental a tendance à accepter du premier coup. Mais si on n’a pas l’intention de vous inviter, on peut ne formuler qu’une seule invitation, sans la répéter. Il faut donc attendre qu’il y en ait une deuxième, puis une troisième, pour se sentir obligé. Et là encore, il est recommandé de connaître les usages. Quand on vous reçoit, on se donne beaucoup de mal pour préparer un repas pantagruélique. L’usage est de peu se servir, car votre hôte remplira votre bol. La politesse veut que vous ne mangiez pas trop, mais en revanche vous devez finir votre bol de riz : on ne gâche pas.

Qu’arrive-t-il quand celui qui est reçu déroge aux obligations ? quand un étranger se présente sans se plier aux règles de l’accueil ?

Alban Bensa C’est la honte ! Il m’est arrivé de venir avec des Européens qui n’y connaissaient rien : tel qui piétinait des plantes, tel autre qui pissait dessus ! Nos hôtes étaient très choqués. J’ai dû dire à mes compagnons « Ne bougez plus ; Attendez que je prenne la parole. ». Quant à l’Européen cordial qui se précipite au-devant de ses hôtes en disant « Bonjour, comment allez-vous ? » il les sidère, ils ne savent plus quoi faire ! Il y aussi ceux qui n’attendent pas le contre-don — il faut dire que pour un Européen, cela paraît très long ! Ou ceux qui laissent là leur don pensant que le récipiendaire le trouvera quand il sera rentré : mais le don sans la parole qui l’accompagne n’a aucun sens, ce n’est plus un don.

Elisabeth Allès S’il s’agit d’un étranger et qu’il vient pour la première fois cela ne pose pas de problème. Mais je n’ai jamais vu un Chinois déroger aux règles. Par exemple, à l’inverse de ce qui se passe chez nous, on n’ouvre pas le cadeau devant la personne qui vient de vous l’offrir, on ne sait jamais. La seule histoire que je connaisse qui puisse s’en rapprocher concerne les habitants de deux villages liés entre eux par un espèce de pacte. Le premier était entouré de villages ennemis. On raconte que quand quelqu’un du village ami arrivait, il pouvait voler et manger sans payer sans que cela ne cause aucun trouble.

morales de l’hospitalité

Nos antiques cultures méditerranéennes connaissaient des « lois de l’hospitalité » : obligation d’accueillir l’étranger et l’orphelin, caractère sacré de cette obligation, accueil centré sur les besoins fondamentaux (gîte et couvert)... - et des sanctions, allant du châtiment spectaculaire à la réprobation diffuse, lorsqu’elles n’étaient pas respectées. Et quoiqu’on puisse estimer des pratiques actuelles d’hospitalité, il faut bien constater que subsiste aujourd’hui une obligation morale à accueillir, et bien accueillir. Avez-vous observé quelque chose de semblable, dans vos domaines respectifs : une obligation à l’hospitalité ? Voire des lois de l’hospitalité ?

Sandrine Ruhlmann L’obligation n’est pas formulée, mais elle fait partie de la tradition des éleveurs nomades, elle est intériorisée dès l’enfance. Déroger à l’obligation d’accueil ne se conçoit même pas ! D’ailleurs, les yourtes en Mongolie extérieure ne comportent pas de fenêtre, et il est interdit de vérifier qui vient : j’ai habité chez une femme, dans une capitale provinciale, qui avait fait un petit trou dans sa yourte — comment appelle-t-on cela ? un judas ! C’est bien la seule yourte où j’ai pu observer une chose pareille. Il lui arrivait de regarder par ce petit trou. Mais lorsque je faisais de même pour voir qui arrivait, elle me disait : « tu n’as pas le droit, c’est interdit ». Elle s’arrogeait le droit de le faire, parce qu’elle savait qu’on n’en avait pas le droit ; pas moi. En revanche, il lui est arrivé de me demander de regarder, puis de sortir dire qu’elle était absente. On s’arrange évidemment comme on peut avec les interdits. Bref, on peut parler de l’hospitalité comme d’une obligation. Inversement, dans certaines situations particulières, il y a des impossibilités d’hospitalité : quand une femme vient d’accoucher ; quand il y a un malade au sein du foyer ; quand quelqu’un vient de mourir. Un signe extérieur indique alors à tout visiteur l’interdiction d’entrer. La présence d’un cadavre induit des inversions de l’ordinaire (l’entrée dans la yourte est condamnée par la fixation d’une planche en bois, l’ouverture supérieure d’aération de la yourte est entièrement et non plus à demi fermée). Dans ces cas-là, nul ne peut pénétrer dans la yourte, à l’exception des membres de la famille proche. Celui qui arrive de l’extérieur vient d’un espace naturel sauvage — considéré comme tel parce qu’habité par des animaux sauvages sur lesquels se cramponnent des âmes errantes de morts — dont chacun a peur. Si une personne est affaiblie physiquement, n’importe quelle mauvaise âme errante peut entrer dans son corps, ce qui est très néfaste pour sa santé, pour son bonheur et pour celui de sa famille. Il y a, par ailleurs, dans le calendrier bouddhiste des jours littéralement tabous, dont la date est déterminée par des croisements astrologiques : ces jours-là, on ne sort pas de la yourte, il n’est pas faste de rendre visite ou de recevoir.

Aïssatou Mbodj-Pouye Dans les milieux ruraux ou semi-ruraux où je travaille, l’obligation n’est peut-être pas formulée explicitement, mais il paraît impensable que quelqu’un ne soit pas accueilli. À tel point que la jatigiya — qui signifie en bambara « hospitalité » — en est venu à être revendiqué comme une caractéristique nationale, que l’on met en avant dans une perspective touristique.

Élisabeth Allès Je n’ai jamais assisté à des cas de refus d’hospitalité. C’est qu’on va toujours faire en sorte de ne pas avoir à refuser : soit la personne fera en sorte de ne pas être là, soit elle dira qu’elle est obligée de partir en évoquant une urgence. On ne peut pas faire perdre la face à quelqu’un : l’idée même d’un refus est donc impensable. Ou plutôt, si on veut vraiment faire perdre la face à une personne, on ne le fera pas chez soi. Il faut que cela se passe en public, devant la collectivité.

Quant à la question de savoir si on peut parler de « lois », je préfère parler de « pratiques codifiées ».

Alban Bensa Les cas de rejet de celui qui se présente sont en fait rares. Il peut arriver qu’un don soit refusé — par exemple dans un contexte fortement conflictuel. La personne qui tente une visite cherche à arranger le coup, mais cela peut être trop précoce ; si les tensions sont encore très fortes, on va faire semblant de ne pas être là, on ne sortira pas. Or refuser le don, c’est dire « Je ne veux pas de relations avec vous, nos liens doivent être rompus. » Celui qui s’est présenté repart alors furieux, c’est la guerre, des gens vont tomber malade, d’autres vont mourir dans des accidents.

Un autre cas où l’hospitalité ne fonctionne pas est celui du tourisme. Quand des Kanaks m’en parlent, ils disent qu’ils ne comprennent pas les touristes, ni pourquoi ils viennent les voir ; qu’ils n’ont aucune manière. Cela leur pose des problèmes infinis. Pour eux, on ne peut aller voir que quelqu’un de singulier, on ne peut pas venir juste pour regarder des gens. Dans le tourisme, il y a une absence de relations privées, alors que chez les Kanaks, il n’y a que des relations interpersonnelles. Aujourd’hui, ils essaient de développer le tourisme, pour des motifs économiques. Des stages sont organisés, où l’on apprend à parler aux touristes. C’est d’ailleurs très drôle : quand je parle avec des Kanaks qui reviennent de ces stages, ils sont pris de fous rires. Parce que le touriste fait tout de travers et que son comportement semble absurde.

Une autre dimension manifeste de l’hospitalité dans les traditions occidentales, ou du moins juives et chrétiennes, est celle de la gêne, de la violence faite à la jouissance égoïste, qui contribuerait à conférer son caractère moral à l’acte d’hospitalité. Lévinas y insiste beaucoup, par exemple : l’hospitalité, c’est retirer le pain de sa bouche pour le donner à l’autre. L’avez-vous aussi rencontrée ?

Alban Bensa Chez les Kanaks, le visiteur ne mange pas avec ses hôtes. Il est installé à part, ses hôtes sont autour de la natte ou de la table, lui servent à manger et parfois chantent pour l’honorer. Et cela peut aller très loin. On peut donner énormément à celui qu’on reçoit, quitte à se retrouver sans rien après son départ. En regard des relations sociales, les biens matériels n’ont pas d’importance. Quand les visiteurs sont partis, on est parfois épuisé, on dit « heureusement qu’ils sont partis », et on contacte des parents pour reconstituer le stock.

Élisabeth Allès Je n’ai rien vu de pareil : on ne se dépouille pas pour le visiteur. En revanche, on va tout dépenser pour un mariage par exemple.

Alban Bensa Tout dépend bien sûr de l’attitude du visiteur. Il faut savoir être poli, afin de ne pas mettre son hôte dans des obligations excessives. Si le visiteur dit « ton pantalon est très joli », alors son hôte se sent obligé de le lui donner. Je me souviens que ma femme avait félicité notre hôtesse pour sa robe, et aussitôt, l’hôtesse la lui avait offerte. Aujourd’hui, je sais que c’est embêtant si on me dit « il est bien, ton magnétophone ».

Aïssatou Mhodj-Pouye Je n’ai pas non plus eu le sentiment que celui qui est accueilli gênât. Sans doute les hôtes mangent-ils plus discrètement qu’à l’habitude dans le plat commun, afin que l’étranger puisse être plus à l’aise, mais il ne s’agit pas de gêne.

Sandrine Ruhlmann Je n’ai pas observé cette dimension de gêne ou de violence. L’étranger ne menace pas l’équilibre économique de ses hôtes. Si les hôtes ne mangent pas avec leurs visiteurs (exception faite de la consommation de l’alcool de lait fermenté ajrag ou distillé arxi toujours collective), ils ne se privent pas pour autant de manger une fois ses visiteurs partis. Enfin, en situation ordinaire d’hospitalité, les hôtes ne se ruinent pas pour les visiteurs, qui ne sont d’ailleurs pas censé manger toute l’assiette qui leur est présentée : ils se contentent d’en prélever des morceaux, de goûter.

politiques de l’hospitalité

Si vous permettez qu’on les convoque à nouveau, les textes de l’Antiquité évoquent sans cesse la possibilité que l’autre soit un dieu : Dieu se présente à Abraham et Sarah sous la figure de l’étranger ; Platon édicte ses lois d’hospitalité afin « d’honorer Zeus xenios », etc. On pourrait dire que le modèle oscille, ici, entre sacralisation de l’Autre (l’Étranger), à un extrême, et pratiques très prosaïques de réciprocité (en me recevant mon voisin m’oblige), à l’autre. Vous parliez tout à l’heure d’obligation de visite à toutes les yourtes, ou d’échange de don et de contre-don. L’hospitalité a-t-elle avant tout vocation à obliger ? Se soutient-elle d’une réciprocité ?

Sandrine Ruhlmann Ce qui prédomine, c’est en effet l’idée qu’on a besoin de pratiquer l’hospitalité : on visite parce qu’on reçoit et il est faste de recevoir des visites et d’offrir une multitude de nourritures diversifiées caractéristiques de la prospérité et du bonheur (du troupeau, du foyer). On construit ainsi au quotidien un réseau de relations le plus grand possible, parce qu’on en aura besoin à des moments précis de son existence : les fêtes périodiques d’une part, une naissance, un décès d’autre part où l’âme süns, qui doit se fixer dans le corps du nouveau-né ou qui quitte le corps du mort, est en proie aux mauvais esprits, ce qui met les familles en danger. Pour toutes ces situations, la visite commence par des salutations très codifiées inscrites dans des gestes, des paroles et des objets spécifiques, éventuellement par des petits cadeaux offerts aux hôtes, et se termine par l’offrande de petits cadeaux aux visiteurs. Pour un visiteur qui repart pour un long trajet, la maîtresse de maison effectue une aspersion rituelle propitiatoire de thé au lait en direction du voyageur qui déjà tourne le dos et s’éloigne. Sa route sera ainsi sans encombre, les hôtes « restent bien » et le visiteur « (s’en) va bien ».Je dois ajouter que même l’âme du mort, pendant les 49 jours de deuil avant le renvoi de l’âme süns dans l’au-delà (bouddhiste), est assimilée à un hôte : elle est invitée par sa famille à se loger dans une yourte miniature posée sur la stèle funéraire — selon une ancienne croyance chamanique remontant au moins au XIIIe siècle, le mort continue de vivre dans l’au-delà comme sur terre et reçoit des visites qu’il doit honorer.

Elisabeth Allès Il s’agit d’une hospitalité très pragmatique. De toute personne qui est reçue, on attend quelque chose. Pas immédiatement, mais il faudra bien qu’à un moment s’instaure une relation de don/contre-don. Dans un certain nombre de cas, on peut aussi parler d’hospitalité de prestige. La relation avec l’étranger peut entrer dans cette catégorie. Il m’est arrivé à plusieurs reprises — le plus souvent dans une ville, mais parfois aussi dans un village — d’être reçue par un enseignant qui me demandait de l’accompagner à un repas où il était invité : ce faisant, je contribuais à son prestige, puisque ma présence signifiait qu’il avait des relations, et dans le cas précis avec une universitaire étrangère. C’est d’ailleurs de cette façon que j’ai pu aider, avec un Américain et un autre personne, la sœur d’un ami qui avait monté une petite entreprise de chaussettes et à qui les autorités locales refusaient l’électricité : nous avons fait voir qu’elle avait des relations.

Aïssatou Mbodj-Pouye Chacun est en effet intéressé dans le fait d’accueillir. Significativement, le même terme — jatigiya — peut désigner les pratiques ordinaires de l’hospitalité — le code de civilité dont j’ai parlé tout à l’heure — mais aussi quelque chose de plus institutionnalisé : par exemple, les relations réglées entre pasteurs et cultivateurs, au nord du plateau de Bandiagara, telles que les a étudiées Mirjam de Bruijn [2] : il y a là des obligations précises et codifiées de réciprocité et d’échange des produits. Quant aux pratiques ordinaires, la dimension de prestige associée au fait d’accueillir, dont vient de parler Élisabeth Allès existe aussi.

Alban Bensa Pour les Kanaks, toute la société politique est constituée autour de l’accueil. C’est que l’espace y est miné, on ne peut pas y circuler sans précaution : des plantes, des lieux ou des buissons, peuvent être sacrées, sans qu’on sache toujours les reconnaître comme tels. C’est pourquoi il faut marcher très doucement, en regardant partout où l’on met les pieds. Alors évidemment, les pratiques d’hospitalité consistent à trouver une place dans un tel champ de forces.

Il s’agit de lignages dispersés, qui autrefois bougeaient beaucoup en vivant de l’horticulture itinérante, mais qui ne pouvaient et ne peuvent aujourd’hui socialement s’en sortir tout seuls : pour se perpétuer, se protéger des agressions, il leur est indispensable de nouer des alliances [3]. Il y a chez eux une valorisation de l’inconnu : un étranger qui vient est comme un coquillage qui brille, un animal que l’on ne reconnaît pas, qu’on va essayer de s’approprier, avec lequel on va tâcher de se familiariser, parce que c’est enrichissant. Mais cette valorisation va de pair avec une certaine inquiétude : pour les Kanaks, la vie est dangereuse, toute rencontre comporte un risque. Je parlais tout à l’heure du moment où l’on prépare la coutume : il arrive qu’on mâche des feuilles propitiatoires, qu’on mette des protections magiques dans ses chaussures ; quand à ceux qui accueillent, ils font parfois des tranchées dans le sol et enterrent des paquets de végétaux susceptibles de les protéger quand il y aura de la visite. L’autre qui arrive est perçu comme une force, un danger, qu’on a tout intérêt à respecter : on ne sait pas vraiment qui il est, on le regarde venir, on se pose la question : « c’est qui, celui-là ? ». C’est pourquoi le moment de l’accueil est toujours tendu : il y a toujours une incertitude, on peut être accueilli comme on peut être tué (Jean-Marie Tjibaou a été tué en 1989 au moment où on lui remettait un contre-don) ; celui qui s’avance s’expose. Des gens peuvent faire mine de vous accueillir, puis vous attaquer — c’était une ruse, et cette ruse ne sera d’ailleurs pas considérée comme une faute morale, mais au contraire comme une vertu. C’est qu’il y a chez les Kanaks l’idée qu’il faut être avant tout pragmatique, jouer de la pluralité de ses relations. Il faut le savoir pour ne pas se faire prendre par les discours codifiés de l’accueil et de l’hospitalité.

Je me souviens de l’un de mes départs. C’est un moment très fort. Tandis que vos hôtes vous font un don pour le voyage, on prépare de son côté un contre don d’au-revoir. La cérémonie de l’adieu répète à l’envers celle de l’accueil. Quand on est resté plusieurs mois, cela peut être particulièrement intense. Bref, tout le monde pleurait ; et là, on me dit « On va te regretter toi et ta voiture. » Il y a donc toujours cette dimension pragmatique, utilitariste, qui s’articule — quand elle n’est pas purement et simplement masquée — avec des discours emphatiques. Les paroles cérémonielles exigent que l’on dise qu’on est triste du départ, mais viennent souvent s’immiscer des choses très pratiques. Pas question donc d’envisager ces rencontres comme une cène, une eucharistie : on est dans des rapports toujours potentiellement hostiles qui sont temporairement neutralisés.

Au moment des événements qui ont secoué la Nouvelle-Calédonie il y a vingt ans, Jean-Marie Tjibaou a repris ces structures pour penser l’accueil des Blancs. Il disait : « Si les Blancs viennent et nous font la coutume, nous les accueillerons. » C’est qu’après tout, ces Blancs étaient au départ des victimes de l’histoire — des bagnards, des gens qui avaient été lancés sur les flots, « comme des noix de coco à la dérive ». Bref, disait Tjibaou, nous pouvons les accueillir et les replanter dans notre jardin, où ils pourront prospérer sous notre responsabilité. Ce que l’on reproche aux Blancs, c’est d’être arrivés en conquérants, sans faire ces gestes d’accueil. L’indépendance, cela devrait donc consister d’abord à être les maîtres de l’accueil [4]. Or cette référence fonctionne aujourd’hui sur la politique d’immigration, par exemple. Quand des boat people chinois sont arrivés, il y a une dizaine d’années, les Kanaks étaient furieux parce que la France les avait accueillis alors que c’était à eux de le faire. Malins, les Chinois se sont renseignés, ils ont fait la coutume, il y a eu un accueil solennel, et maintenant, tout se passe très bien. Il peut y avoir un problème pour la France ; mais pas pour les Kanaks.

Bref, le principe d’hospitalité a été élevé chez eux au rang de projet politique. C’est bien sûr une initiative récente, qui date de la révolte indépendantiste, mais elle a été conçue à partir du code traditionnel : il s’agissait de proposer un modèle recevable d’avenir kanak. On l’a d’ailleurs vu à l’œuvre avec le projet d’exploitation d’un gisement du nickel au nord de la Nouvelle-Calédonie. Les représentants du groupe minier canadien Falcon Bridge sont rentrés dans le jeu de la coutume ; aujourd’hui, les Kanaks disent qu’ils ont respecté les règles, et que l’accord qu’ils ont conclu avec eux ne peut donc pas être cassé [5]. Ce qui n’est pas le cas d’un groupe minier australien qui, dans le sud de la Nouvelle-Calédonie, est passé outre la coutume, n’a rien négocié avec les Kanaks de la région et se trouve maintenant aux prises avec une forte contestation de son implantation à la hussarde.

figures de l’autre

Jusqu’à présent, nous avons parlé de l’accueil de l’étranger — peut-être parce que c’est avec ce statut que, en tant qu’ethnologue, vous avez fait l’expérience de l’hospitalité. Mais l’hospitalité n’est-elle pas aussi l’accueil du pauvre ? Cet autre auquel on donne l’hospitalité et qui semble subsumer sous la catégorie de démuni celles d’étranger et de pauvre. Retrouvez-vous une telle catégorie ?

Sandrine Ruhlmann J’ai vu dans un village un monsieur qui, régulièrement, n’avait pas assez à manger. Quand il rendait visite, on le recevait comme on aurait reçu n’importe qui. Mais sa situation était connue. Et le maître de maison le ramenait chez lui avec un sac de nourriture. Et si le père de famille était absent, il était informé de cette visite, en comprenait le sens — même s’il n’en avait pas été question — et allait chez le vieil homme lui rendre sa visite avec de la nourriture.

Sinon, à Oulan Bator, la capitale nationale, la réalité différente, il y a les « enfants des rues« , enfants sans domiciles et pour certains sans famille. Il y a des quartiers de yourtes, mais pas de campements ; les quartiers sont délimités par des palissades fermées, on n’y rentre pas comme ça. Pour le reste, ce sont des bâtiments, où les enfants dorment la nuit dans les cages d’escalier. Ils frappent parfois aux portes pour qu’on leur donne du riz, mais les familles n’ouvrent pas. C’est en tout cas très rare. Il leur reste à mendier dans les restaurants, ou à voler. On ne peut donc pas parler d’hospitalité du pauvre, parce que le pauvre n’est plus dans la société. Il n’a pas de foyer, il n’est pas en mesure de recevoir une visite et de rendre la pareille ; il est en-dehors de toute relation sociale.Or l’hospitalité est vécue comme une visite. L’État mongol ne sait d’ailleurs pas quoi faire de ces enfants des rues. Ce sont souvent les Églises chrétiennes, européennes ou américaines, qui prennent le relais.

Aïssatou Modj Je n’ai vu dans aucun village de figure du pauvre errant dans le village. Il y a des familles pauvres, mais ce n’est pas la même chose.

Élisabeth Allès En Chine toute personne est prise dans un système lignager. On peut être pauvre dans son propre univers villageois, on demeure dans son réseau de relations. Le mendiant, c’est celui qui est sorti de ce réseau. Il n’est donc pas du village, c’est un électron libre, on ne sait pas trop ce qu’il a derrière la tête, ce qui peut se passer. Pendant longtemps, je n’ai vu aucun pauvre, au sens où nous l’entendons, dans les villages du centre de la Chine. Aujourd’hui, on voit des mendiants arriver en hiver — c’est la saison des mariages —, en groupe, avec des femmes et des enfants. Ils mendient dans les restaurants et aux portes des maisons mais ils n’y rentrent pas. Ce qu’on leur donne, c’est l’aumône. Pas l’hospitalité.

Alban Bensa Chez les Kanaks, il n’y a pas d’exclus, ce n’est pas pensable. Toute leur morale publique dénie l’importance des biens matériels. Tout le monde a à manger, même s’il existe des disparités de richesses d’une famille à l’autre. Et on ne vante jamais ses possessions ; on vante ses relations. Quand on fait la coutume et qu’on apporte quelque chose, on dit « cela n’est rien, mangez-le pour que cela disparaisse ». Quand des Kanaks viennent ici et qu’ils voient des pauvres errants, ils sont choqués. Ils s’étonnent qu’ils n’aient pas de famille. Parce que chez eux, la personne pauvre, c’est la personne pauvre en relations, la personne seule. Et à la limite celui qui n’a plus aucune relation est en danger ou peut être accusé de sorcellerie. Les gens ont bien sûr des niveaux de revenus différents, mais cela se voit peu quand ils se rendent visite. On n’apporte jamais des quantités phénoménales sauf dans les cérémonies d’échanges qui marquent les mariages et les deuils [6]. L’idée du pauvre est quelque chose dont ils ont eu l’expérience avec l’Europe et ses sociétés à classes, mais qui les met mal à l’aise. Pour eux, pauvres ou pas pauvres, ce qui compte est le nom de la personne, savoir dans quel réseau de relations elle est intégrée. Quand ils voient ici un clochard dans la rue, ils lui demandent parfois« Comment tu t’appelles ? ».

Comment s’adresse-t-on d’ailleurs à son hôte ? Y a-t-il des termes d’adresse spécifiques ? Différents selon qu’on est visiteur ou visité ? Ou « réversibles », pourrait-on dire, comme en français ?

Élisabeth Allès En Chine, les relations sociales sont modelées sur les relations de parenté — la relation ne peut s’approfondir que lorsqu’on est intégré à un élément de la parenté. La relation d’hospitalité va consister à intégrer fictivement l’autre-étranger dans une relation de parenté. Ce lien se manifeste par le nom qu’on va lui donner. On peut par exemple l’associer à une parenté par alliance, ce qui suffira à le situer. Le lexique de la tante maternelle ou de l’oncle paternel aîné est fréquemment employé lorsqu’il s’agit d’une personne plus âgée. Pour tout invité il y a toutefois un terme neutre, keren, l’hôte, qui n’a pas le sens de celui qui reçoit.

Sandrine Ruhlmann En Mongolie, celui qu’on accueille est considéré comme un aîné ax et respecté comme tel. On s’adresse d’ailleurs de la même manière au visiteur accueilli et qu’aux aînés de son foyer domestique, sur le mode du vouvoiement. Par ailleurs, le terme zoc’in désigne l’hôte, littéralement, et signifie, avec la même réversibilité qu’en français, aussi bien celui qui reçoit que celui qui est reçu. Cependadt, celui qui reçoit est fixe — il est « assis« , il « reste« — tandis que celui qui visite est en mouvement — il « va« , « part«  ; il est un voyageur, un homme en visite, que le terme ajlc’in désigne. Quant à l’étranger, il est « l’homme de dehors« gadaad xün et il est reçu comme un visiteur ; et s’il ne connaît pas les pratiques de l’hospitalité, il sera tout au plus moqué et devra réparer ses actes maladroits considérés comme étant de mauvais augures. Nous ne sommes donc plus dans la situation de l’étranger qui au XIIIe siècle, selon nos « grands« voyageurs Européens, pouvait se présenter à l’empereur Gengis Khan une fois seulement purifié en passant entre deux feux allumés à l’extérieur de la yourte.

Aïssatou Mbodj-Pouye Ce n’est pas le cas au Mali, où l’étranger conserve son statut d’étranger. Au mieux, quand on est régulièrement accueilli dans la même famille, on peut devenir « leur étranger ». Le bambara emploie d’ailleurs des mots différents pour la personne qui accueille (jatigi, hôte qui reçoit) et celle qui est accueillie (dunan, étranger, invité). Il n’y a donc pas d’ambivalence.

Alban Bensa Si deux Kanaks, l’un du Nord, l’autre du Sud, se rencontrent, ils ne parlent pas nécessairement la même langue (vingt huit langues vernaculaires sont parlées aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie). C’est le système du don / contre-don qui va leur permettre d’entrer en communication. Mais ils n’en sauront pas pour autant quoi se dire, avant d’avoir trouvé la référence à un parent qu’ils auraient en commun, et qui leur permettra de savoir comment ils s’appelleront : « père », ou « frère », ou « oncle ». Il leur faut donc une personne qu’ils connaissent l’un comme l’autre pour tisser entre eux un lien de parenté. C’est pourquoi traiter quelqu’un d’étranger est insultant. L’étranger, c’est celui qui n’est pas intégré dans les habitudes, le « caillou blanc » dans la rivière (sans référence aucune à la couleur de la peau). D’ailleurs, il n’y a pas de terme pour désigner littéralement l’étranger, seulement des métaphores, qui tournent toujours autour de la même idée : celui qui vient dont ne sait où ; celui dont on ne voit pas quels sont ses liens avec nous.

Faut-il penser, pour finir, les pratiques d’hospitalité en regard de la relation au territoire (et des richesses qu’il recèle), comme le laissent penser la multiplication des pratiques de contrôle aux frontières, de restriction des circulations ? Y voir des formes d’affiliation jalouses ou au contraire, mobiles, fluides, au coin de terre ou à la communauté qu’on habite ?

Alban Bensa L’hospitalité est vécue comme un travail d’assimilation. Il s’agit de replanter le nouveau venu dans son jardin — c’est une métaphore qu’emploient les Kanaks. Dans un village, un chef de famille a nourri et porté ma fille, alors âgée de deux ans, sur ses épaules pendant une semaine. Cette idée de prendre avec soi, de porter, est essentielle : c’était et c’est toujours sa fille, puisqu’il l’avait portée et nourrie.

Il y a ainsi des histoires de flibustiers au XIXe siècle dont on tuait tout l’équipage à l’exception d’un seul, à qui on donnait la chefferie — c’est ainsi qu’un enfant blanc américain a pu se retrouver chef.

Quand quelqu’un est chassé d’une tribu et qu’il arrive dans une autre, il ne sait jamais quel statut on va lui donner. Il se peut qu’on le rejette ; il se peut qu’on l’accueille et qu’on le laisse dans un coin, au plus bas de la hiérarchie locale. Mais il se peut aussi qu’on lui donne tout ; on l’installe comme chef, on le gratifie d’un nouveau nom, on lui offre la plus belle maison, la plus grande case. Cela vient du fait qu’en tant qu’étranger, il est l’ambassadeur né. Il est à la fois dans la tribu — puisqu’il y a été accueilli — et à sa frontière puisqu’il y apporte des relations extérieures.

Jusqu’à présent, nous avons parlé des codes de l’hospitalité. Mais je dirais aussi que le fait d’accueillir l’étranger comme chef, de lui conférer un statut élevé, est une loi. C’est un principe d’organisation sociale constant, revendiqué comme tel, affiché sur le plan idéologique, même s’il n’est pas toujours suivi.

Ce qui revient à poser, comme vous le faites, la question du territoire. Il y a en effet un lien entre l’accueil et le territoire : pour les Kanaks, un territoire — constitué par plusieurs maisons et familles — est un empilement d’accueils successifs. L’histoire du territoire est donc l’histoire même de l’accueil : on a été accueilli par untel, puis par untel, etc. L’hospitalité est donc constitutive du territoire.

Notes

[1Cf. A. Bensa et J.-C. Rivierre, Les Chemins de l’Alliance, L’organisation sociale et ses représentations en Nouvelle-Calédonie, Paris, Selaf, 1982.

[2Mirjam de Bruijn, « Rapports interethniques et identité. L’exemple des pasteurs peuls et des cultivateurs hummbeebe au Mali central » in L’ethnicité peule dans des contextes nouveaux, Youssouf Diallo & Günther Schleee, Paris, Karthala, 2000.

[3Cf. (avec Atéa Antoine Goromido), Histoire d’une chefferie kanak (1740-1878). Le pays de Koohnê - 1 (Nouvelle-Calédonie), Paris, Karthala, 2005.

[4Cf. J.-M. Tjibaou, La présence kanak, Paris, Odile Jacob, 1996.

[5Cf J.-L. Comolli, Les Esprits du Koniambo. En terre kanak, Film de 90 minutes, Archipel 33 et Arte, 2004.

[6Cf. A. Bensa, « Compter les dons : échanges non marchands et pratiques comptables en Nouvelle-Calédonie kanak contemporaine », in N. Coquery, F. Menant, et F. Weber, (sous la direction de), Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, Editions ENS-rue d’Ulm, 2006, pp. 79-112.