Vacarme 41 / Olivier Py

En faire trop entretien avec Olivier Py

C’était au début de l’été, Olivier Py rentrait de Moscou où il venait de mettre en scène Pelléas et Mélisande, et s’apprêtait à partir pour Avignon. Dans le petit bureau de l’Odéon où il nous a reçus, entre deux tableaux représentant Hamlet et le roi Lear, il nous a dit, en préalable à l’entretien, son amour du Festival et le besoin qu’il éprouve d’y retrouver chaque année la communauté du théâtre. On s’est souvenu de l’édition 1995 où l’on avait découvert sa Servante, spectacle monstre de vingt-quatre heures qui emprunte son titre au nom de la petite lampe qui veille sur les plateaux de théâtre quand ils sont vides. Cet été-là, on venait d’apprendre le massacre de Srebrenica ; la représentation de La Servante s’ouvrait par la lecture d’un texte : « Entre le camp des victimes et celui des salauds, il faudra trouver un troisième terme, parce que nous ne sommes pas dans le camp des victimes, et que nous refusons d’être du côté des salauds. » On connaît la suite : la grève de la faim dans laquelle il s’engagea à partir du mois d’août aux côtés d’autres personnalités du spectacle vivant — Ariane Mnouchkine, Maguy Marin, François Tanguy, François Verret — pour réclamer une intervention européenne en ex-Yougoslavie ; une série de pièces marquées par le souvenir des charniers bosniaques (Le Visage d’Orphée, Requiem pour Srebrenica), toutes traversées par la question de la responsabilité de la parole théâtrale.

Après avoir dirigé pendant neuf ans le Centre dramatique national d’Orléans, Olivier Py avait postulé pour le festival d’Avignon. Au terme de la très arbitraire valse des directeurs d’institutions culturelles qui a marqué la fin du règne de Jacques Chirac, il s’est retrouvé à la tête de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Depuis sa nomination, un nouveau président de la République a été élu après une campagne dont les enjeux culturels ont été presque complètement absents, à l’exception de quelques plaisanteries démagogiques sur l’élitisme des productions subventionnées. C’est de ce contexte qu’est née l’idée de rencontrer Olivier Py : parce qu’il dirige aujourd’hui l’une des plus grosses unités de production théâtrale de France ; et parce que certaines de ses pièces les plus récentes — comme les Illusions comiques avec lesquelles il inaugure significativement sa première saison — mettent en spectacle les rapports originels du théâtre et de la politique.

Que peut et que doit le théâtre ? que serait aujourd’hui un théâtre populaire ? que faut-il souhaiter en matière de politique culturelle ? Ces questions s’imposaient à un homme qui aime à se réclamer de Jean Vilar depuis qu’il lui a consacré un spectacle dans la cour du Palais des Papes. Ceux qui connaissent le travail d’Olivier Py — une quinzaine de pièces, un film, un roman, de multiples interventions publiques — savent comme il aime faire feu de toutes ses contradictions (ne s’est-il pas souvent lui-même présenté comme une « pédale papiste » ?). Nous lui avons proposé d’en explorer quelques unes avec nous. Qu’il soit remercié d’avoir joyeusement joué le jeu.

Pour votre première saison à l’Odéon, vous remontez Illusions comiques, que vous aviez créées en 2006 à Orléans. Dans cette pièce, le personnage du poète (« moi-même ») se voit d’abord nommer directeur de l’Odéon et de la Comédie-Française, puis de tous les théâtres de France, avant que le ministre de la Culture ne lui cède sa place en étendant ses compétences à l’Éducation, aux Affaires étrangères, au Budget et à la Défense. Maintenant que vous êtes directeur de l’Odéon, pensez-vous au ministère ?

Absolument (rires). Mais à la différence du « moi-même » de la pièce, je m’arrêterai à la Culture. Le passage que vous citez vise l’élargissement excessif du périmètre du ministère, et la façon dont la culture est aujourd’hui écartelée entre l’événementiel, le patrimonial, et surtout la communication, qui figure d’ailleurs dans l’intitulé du ministère. Cette évolution a commencé sous l’impulsion de Jack Lang et a été poursuivie par tous les ministres qui se sont depuis succédés, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est la démocratisation de l’idée culturelle : les collectivités locales se sont enfin mises à considérer la culture comme un enjeu politique. Le pire, c’est la dissolution dans l’événement démagogique. Quand Vilar parlait d’un « théâtre populaire », quand Vitez à sa suite revendiquait un art « élitaire pour tous », leur idée n’était pas de concevoir des œuvres adéquates au projet préalable de faire venir un maximum de public ; elle était de faire des œuvres qui aient valeur en elles-mêmes, et de travailler sur la médiation avec l’ensemble de la société civile. Voilà mon programme pour quand je serai ministre de la Culture !

Vous revendiquez volontiers l’héritage de Vilar, à qui vous avez rendu hommage l’an dernier à Avignon.

C’était une commande du festival, à l’occasion de son 60e anniversaire. J’ai découvert que je croyais le connaître et que je ne le connaissais pas : j’ai été ébloui par le bonhomme. Je vous mets au défi de trouver chez lui une seule erreur politique : ni sur le stalinisme, ni sur la guerre d’Algérie, ni sur mai 68, ni même sur Malraux. Quand Vilar dit « théâtre populaire », il se dispute avec Sartre, qui veut un théâtre « révolutionnaire », ou avec ceux qui réclament un théâtre « prolétaire ». Il est évidemment un homme de gauche, mais il refuse qu’une certaine gauche le récupère, et considère que le théâtre, en tant que tel, n’est ni de droite ni de gauche. Pour lui, le théâtre ne pouvait tirer sa légitimité que de lui-même. Il n’a cessé de rappeler que ce n’est pas le théâtre qui fait une société meilleure. En 68, il disait : changez la société, je vous ferai un autre théâtre ; avant qu’un spectacle soit politique, il faut déjà que ce soit un bon spectacle. Son projet est plus simple, plus humble que celui de Malraux, qui pensait qu’il fallait éclairer le peuple : dès 1947, Vilar émet des doutes contre cette idée d’éducation des masses. Je ne sais pas comment cet homme réussit à se tenir aussi droit dans le vent des idéologies. Je crois que c’est parce que c’est un artisan : non pas celui qui a pensé de la manière la plus brillante, mais celui qui, entre l’esprit et la main, a fait le chemin le plus court. C’était un chef de troupe, un acteur, un homme qui lit des textes ; il a un côté pratique formidable, il pense par l’action. Je vais faire une digression, mais j’ai mieux compris Ariane Mnouchkine quand j’ai travaillé sur Vilar. En tout cas, sa conception du théâtre lui a permis d’être absolument ouvert à toutes les paroles. Il a pu monter Claudel et Brecht, qui, à l’époque, étaient régulièrement opposés. S’il l’a fait, c’est parce que la parole poétique était le centre de son activité. L’échec de Vilar, c’est de ne pas avoir trouvé le poète qu’il lui fallait pour Avignon. Il l’a cherché sans cesse, ça n’a jamais marché... Sartre ne lui écrivait pas la pièce qu’il voulait ; Claudel était Claudel — il y avait des points sur lesquels ils ne pouvaient tout de même pas s’entendre ; Brecht faisait son chemin pour lui-même. À un moment, Vilar a pensé que Pichette était à la fois Brecht et Claudel, une sorte de trotskyste rimbaldien ; mais Pichette était un poète trop complexe, trop obscur, pour rencontrer une grande audience. Bref, il n’a jamais trouvé.

Comment entendez-vous l’expression « théâtre populaire » aujourd’hui ?

À l’époque de Vilar, le théâtre est encore un vecteur d’opinion de la société. Ce n’est plus le cas. Nous avons mis des années à en faire notre deuil ; nous voulions croire que nous avions encore une influence, mais il a bien fallu se rendre à l’évidence... Et pourtant, la décentralisation a réussi : on en parle souvent comme d’un échec, ou comme si sa réussite avait été tout au plus symbolique. Mais c’est faux. Traversez la France de Forbach à Toulouse, vous pourrez partout aller au théâtre, dans des salles qui ne sont pas vides. Il n’en reste pas moins qu’en termes de débat public, le théâtre a perdu sa place centrale dans la vie de la cité. Pourquoi ? Simplement parce que ce n’est pas une élite qui vient au théâtre. Quand on me dit : « Votre métier est un métier pour l’élite », je réponds : « J’aimerais tellement que l’élite — l’élite médiatique, financière, le mécénat, l’élite politique — vienne plus souvent ! » Mais elle ne vient pas. Ce n’est pas elle, le public...

Vous avez écrit, à propos de votre pièce Les Vainqueurs : « Alors, c’est du théâtre populaire ? Oui, parce que c’est trop grand, trop long, trop philosophique, trop métaphysique, trop poétique. » Quel est ce rapport entre le « peuple » et le « trop » ?

Je ne savais pas, à l’époque où j’ai écrit ces phrases, combien j’étais vilarien. Vilar est fils de chausseur, et il sait quelque chose qu’un fils de ministre du VIIe arrondissement ne saura jamais. Il a une confiance absolue dans le peuple. Et cette confiance n’est pas démagogique. Il croit qu’il y a, dans le peuple, un besoin vital de poème. Je me retrouve assez bien dans cette croyance-là. Je suis un provincial, et je ne suis pas né dans la culture. Et j’ai vu, dans mon propre vécu, dans mon propre corps, combien le besoin de la vie spirituelle, au sens large, n’est pas qu’une chose apprise.

Cela ne règle pas la question du « trop »...

Si. C’est dans les salons qu’on regrette qu’il y en ait trop. Il n’y a que dans les salons qu’on se régale de nourritures peu nourrissantes. Euripide reprochait déjà à Eschyle d’être trop lyrique, trop alambiqué, de mettre trop de mots, d’écrire des phrases trop longues ! Howard Barker a raison quand il dit que le pléthorique est la seule subversion dans l’écriture.

Il s’agit donc d’en offrir « trop » ?

Bien sûr. C’est aussi une question de générosité. Dire : « Je sais que vous en voulez trop. » Je ne l’ai pas toujours su, je ne le savais pas, par exemple, à l’époque où j’ai fait La Servante, ce spectacle de vingt-quatre heures. L’idée, alors, c’était de faire de l’art pour l’art. Nous étions jeunes et sots, nous voulions proclamer que l’aventure spirituelle n’était pas morte ! Or il se trouve que cela a créé un spectacle réellement populaire. Il y a eu beaucoup de public, et ce public restait tout du long. Les journalistes, eux, venaient en général deux heures et repartaient. Je ne pensais pas du tout déboucher sur une aventure qu’on pourrait appeler « populaire ». J’en ai d’ailleurs été très ébranlé dans mon narcissisme d’artiste. Rassurez-vous, je n’en suis pas moins narcissique (rires).

L’Odéon est en charge de plusieurs salles : la vieille maison, au cœur des quartiers chics, les ateliers Berthier, à la périphérie. Comment jouerez-vous de cette configuration ?

Je ne traite pas ces deux lieux différemment : le programme de chaque salle est fonction des œuvres et des projets des artistes, il ne relève pas d’un projet politique différent. Reste qu’après vingt ans de travail militant en faveur de la décentralisation, j’aurais trouvé déprimant de me retrouver exclusivement au centre. Aujourd’hui, la décentralisation n’exige plus de faire 300 kilomètres, mais 3, ce qui est en fait beaucoup plus difficile. Nous allons donc développer un gros travail avec des associations de quartier pour faire que ce théâtre dans le quartier soit aussi un théâtre de quartier. Mais je veux aussi contribuer à ce que le public de Berthier vienne à l’Odéon. Cela passera notamment par des questions de tarification : nous allons créer un maximum de tarifs réduits, et les réduire encore autant que possible, tout en maintenant les pleins tarifs à leur niveau actuel, de sorte que ce ne soit pas les riches qui paient moins cher. Et le 7 octobre, la salle de l’Odéon accueillera Mahmoud Darwich pour un récital. Ce sera, je l’espère, un moyen que la communauté arabe de la périphérie se retrouve autour du plus grand poète arabe vivant : il n’y a pas de raison qu’au paradis je voie plus de crânes chauves que de casquettes.

Vous avez déclaré à l’annonce de votre nomination : « Au lieu du théâtre dans la cité, je souhaite faire de l’Odéon une cité du théâtre. »

Bon, d’accord, c’est un chiasme à deux balles. Ce que je voulais dire concerne moins le public que les professionnels de la profession, qui manquent de lieux et d’occasions de se réunir. J’aimerais que la profession — au sens large du terme — puisse utiliser cette maison pour en faire un camp de base. Je vais donc créer des rencontres professionnelles, j’aimerais monter un salon du livre théâtral, multiplier les partenariats, comme ceux que nous avons déjà avec France Culture, avec la Maison de la Poésie, avec l’Aneth (Aux nouvelles écritures théâtrales). Notre profession est très éparpillée, très satellisée — quelquefois, c’est un peu la famille des Atrides. Il y a des problèmes dont tout le monde parle, mais dont personne ne se parle ouvertement, sinon à Avignon — mais l’essentiel des discussions s’y passe dans les bistros. Il faudrait donc que tous les centres dramatiques se retrouvent à échéances régulières pour savoir où ils en sont les uns les autres, et les uns avec les autres, pour tenter de confronter leurs politiques respectives, de poser la question des auteurs avec les metteurs en scène, de faire en sorte que les mutations de la scénographie aient une visibilité, etc. Or il n’y a que l’Odéon qui puisse assumer ce rôle, du fait de sa position centrale, et parce que c’est, après la Comédie-Française — qui ne pourra jamais avoir ce genre de vocation parce qu’elle est institutionnellement et statutairement autarcique —, la plus grande maison.

Votre idée d’un camp de base de la profession pourrait-elle aussi signifier l’ouverture de l’Odéon au mouvement des intermittents ?

Absolument... Mais je crains que cette lutte ait été perdue, ce qui est très grave, bien au-delà, d’ailleurs, du monde de la culture : derrière le déboulonnage du statut des intermittents, il y avait l’idée de casser tous les régimes spécifiques. Si on peut passer par-delà l’exception culturelle, alors on peut passer en force pour l’ensemble de la société. C’est la seule façon dont je peux comprendre cette offensive. Le système marchait, les coordinations avaient fait des propositions, et en font encore, pour que le régime soit moins, voire pas du tout déficitaire. S’il y a eu un dialogue de sourds, c’est parce qu’il y avait un non-dit politique. C’est tout.

Croyez-vous qu’il y ait « trop d’artistes », pour reprendre le titre choisi, en guise de provocation, par un colloque qui s’est tenu l’an dernier à Marseille [1] ?

Il n’y a certainement pas trop d’artistes. Je n’ai jamais compris, par exemple, pourquoi les pouvoirs publics et certaines personnes de la profession s’alarmaient du nombre croissant des compagnies. D’autant que ce n’est pas seulement le nombre qui croît, c’est aussi la qualité de ces compagnies. Ce dont il faut s’inquiéter, c’est du manque d’infrastructures pour accueillir cette énergie. On ne peut pas y répondre en disant : « Arrêtez d’exister ». Et qu’il y ait de plus en plus d’intermittents, pourquoi pas ? Quoi qu’on dise, l’intermittence n’est pas une solution de facilité, cela peut être difficile au quotidien. Mais c’est un exemple intéressant de flexibilité, d’emploi partagé, de liberté et de créativité, de rapport moins disharmonieux entre patrons et employés — ce n’est tout de même pas si fréquent !

Vous avez dirigé une institution culturelle sous la droite et sous la gauche. Pensez-vous qu’il y ait une politique culturelle de gauche et une politique culturelle de droite ?

J’ai toujours pensé que la droite pouvait avoir une politique culturelle différente de celle que fait la gauche, mais, depuis Michel Guy en tout cas, je ne l’ai jamais vue faire. Soit la droite ne fait pas de politique culturelle, soit elle fait une politique culturelle de gauche (rires). La gauche part de l’institution : j’ai ce théâtre, j’aimerais qu’on y fasse ceci ou cela, qu’il y ait telle politique tarifaire, qu’il soit pluridisciplinaire, etc., et je vais désigner une personne adéquate à ce projet. Une politique culturelle de droite pourrait consister à partir du projet de l’artiste pour construire l’institution qui lui corresponde. Elle dirait : « Bonjour Monsieur Soulages, bonjour Monsieur Boulez (je cite volontairement des vieux), que pourrait-on faire pour que ce que vous faites soit entendu par toute la société ? » J’ai rencontré quelques ministres de la Culture de droite, je leur ai suggéré de mener une politique culturelle de droite : sans succès. Les quelques fois où j’ai pu avoir envie d’être de droite, la droite m’en a complètement empêché.

Vous n’ignorez pas que votre nomination par Jacques Chirac et Renaud Donnedieu de Vabres a suscité des remous. D’autant plus que vous n’aviez pas postulé pour l’Odéon.

C’est qu’il n’y a pas d’appel à candidatures. Et je crois qu’il n’en faut pas, cela ferait perdre du temps à beaucoup de gens. Que l’État prenne ses responsabilités quand il nomme les directeurs de théâtres d’État, cela ne me semble pas anti-démocratique. Si ce que je fais est une catastrophe, ce sera ma responsabilité et celle de ceux qui m’ont désigné. Je ne suis nommé que pour cinq ans, ce n’est pas si long. Maintenant, si vous avez un meilleur système, proposez-le. S’il y a une chose que je regrette dans la façon dont j’ai été nommé, c’est la précipitation dans laquelle elle s’est faite. On a dit à Georges Lavaudant, comme à Marcel Bozonnet à la Comédie-Française : il faut que dans trois mois, vous ayez quitté votre bureau. Ce n’est d’ailleurs pas seulement une question de personne : c’est aussi l’institution qui pâtit de ces changements abrupts. C’est la raison pour laquelle, dès ma nomination, j’ai demandé que Georges Lavaudant reste jusqu’au mois de juin afin qu’il puisse finir sa saison.

Les rares déclarations de Nicolas Sarkozy sur la culture ne vous semblent-elles pas particulièrement inquiétantes, qu’il s’agisse de s’étonner qu’on puisse mettre La Princesse de Clèves au programme d’un concours de la fonction publique, de s’en prendre à « l’élitisme culturel » ou de railler les « modernistes » ?

Nicolas Sarkozy a beaucoup à apprendre sur le plan culturel. Quand je l’ai croisé, je le lui ai dit. On doit pouvoir le faire changer d’avis. S’il a une qualité par rapport à d’autres animaux politiques, c’est qu’il écoute les gens qui lui parlent. Il doit donc être mal conseillé.

Dans le contexte politique actuel, vous n’avez donc pas le sentiment qu’une institution culturelle comme celle que vous dirigez doit devenir un lieu de résistance ?

Je préfère l’idée que le théâtre insiste plus qu’il ne résiste. Si vous tenez absolument à un mot qui ne me convient pas, je crois que nous aurions été dans une position de « résistance » s’il y avait eu aux élections législatives le tsunami bleu qu’on annonçait — si le pouvoir avait été complètement monolithique. Je préférerais donc que cette maison soit un lieu de débat. C’est ce que je compte faire, par exemple, pour les quarante ans de 68 ; l’Odéon était occupé par les étudiants, que fait-on en mai 2008 pour cet anniversaire ? D’un côté, des gens de gauche me disent : « Formidable, retrouvons l’esprit de 68. » De l’autre, des gens de droite me demandent : « Est-ce qu’enfin, on va dire la vérité sur 68 ? » Et moi, je réponds : « Venez donc, les uns et les autres. » Nicolas Sarkozy a des idées sur 68, qu’il vienne à l’Odéon et dise pourquoi et comment il entend en « liquider l’héritage ». Parce que si c’est juste pour rester entre nous, cela ne m’intéresse pas. Diriger un théâtre, ce n’est pas rassembler une gauche déjà convaincue face à une droite qui ne viendra pas. Il y a évidemment un héritage de 68. Mais quel est-il exactement ? Qu’en fait-on ? C’est à cette condition que cela peut devenir de vraies questions de théâtre. Le théâtre est ce qui divise — mais ce qu’il divise, c’est d’abord nous-mêmes, chaque spectateur. Si le théâtre réunit sur quelque chose, c’est sur le fait que nous sommes tous dans des ambiguïtés, et quelquefois dans des ambiguïtés idéologiques, et que nous avons besoin d’être confrontés à notre adversaire et d’entendre pleinement sa parole.

Ces quinze dernières années, on a vu des personnalités et des institutions théâtrales mener, en tant que telles, des actions directement politiques. Voyez, par exemple, l’engagement du Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis auprès des sans-papiers...

Il y a évidemment une histoire entre le théâtre et les grands engagements générationnels : pas seulement les sans-papiers, mais aussi le sida ; et la Bosnie, c’est le moins qu’on puisse dire...

L’Odéon que vous dirigerez poursuivrait dans cette voie ?

J’aimerais bien.

Sous la forme d’une programmation, par exemple ?

On ne peut jamais inféoder la programmation à de l’actualité : l’actualité n’est pas le mode opératoire du théâtre, ce n’est pas son temps, ce n’est pas sa mystique. En même temps, un théâtre est une agora, je veux absolument que l’Odéon ait cette dimension. Pour prendre un exemple que je connais bien, c’est parce qu’il y a eu Avignon en 1995 qu’il y a eu un mouvement sur Srebrenica. Et c’est en grande partie la communauté d’esprit réunie en 1995 qui s’est retrouvée en 1996 à Saint-Bernard.

N’était-ce pas d’abord une question de coïncidence temporelle ? Le massacre de Srebrenica a lieu en juillet, à un moment où les seules communautés effectivement rassemblées sont les communautés artistiques...

Peut-être, mais la guerre durait depuis presque quatre ans, et il y avait quelques personnes dans le milieu théâtral qui avaient créé des réseaux. Dans le cas de Srebrenica, c’est vrai que le lieu et l’heure ont permis que cette question se cristallise un peu plus dans le monde du théâtre — bon, il y avait aussi la danse et les cinéastes. Je dis souvent « théâtre » pour tout.

Le Théâtre de l’Odéon, en tant que « Théâtre de l’Europe », travaille-t-il avec les institutions européennes ?

Pas directement. Il m’arrive de penser qu’un jour, la seule chose qui restera de l’Europe culturelle sera notre intitulé « Odéon — Théâtre de l’Europe ». Ce théâtre a changé de nom au fil des changements de régime. Il a été Théâtre Royal, Théâtre de l’Impératrice, Théâtre de la Nation pendant la période révolutionnaire. Il est devenu Théâtre de l’Europe à l’époque mitterrandienne. Mais il faut bien reconnaître que, depuis quelques années, la dimension européenne s’est délitée, du moins pour la tutelle politique. Lors de ma nomination, c’est moi qui ai dû rappeler cette dimension. Il est vrai que, depuis une vingtaine d’années, le contexte a changé : les spectacles en langue étrangère qui faisaient la spécificité de l’Odéon sont aujourd’hui le fait de presque tous les théâtres. Quand on accueille Berlin, Varsovie ou Budapest à l’Odéon — comme ce sera le cas cette année —, ce n’est plus l’événement que c’était il y a encore vingt ans.

Quelles sont les frontières de l’Europe de l’Odéon ?

Mon Europe n’est pas géographique : elle est culturelle. Elle peut donc aller du Québec au Moyen-Orient, en passant par le Maghreb. Inviter Mahmoud Darwich, c’est faire valoir une idée plus large de ce que pourrait être l’Europe. Quand je vais à Alger, je suis en Europe. Ou alors c’est moi qui ne suis pas européen. Ce qui importe, c’est que ceux qui viennent à l’Odéon découvrent à quel point ils sont européens. Ils voient un Polonais qui monte un Israélien, ils voient un Français qui monte un Norvégien ; et ils font une expérience sensible de leur européanité.

S’il est vrai que les spectacles étrangers se sont banalisés sur les scènes françaises, que comptez-vous apporter de spécifique et de nouveau ?

Je ferai en sorte que l’Odéon apparaisse comme le lieu d’une Europe des poètes, et pas seulement une Europe des metteurs en scène.

Vous êtes vous-même poète et metteur en scène. Comment conciliez-vous votre fonction de directeur de théâtre (celui qui propose un espace aux paroles des autres) et le fait d’être vous-même artiste (celui qui prend la parole) ?

Je fais le même métier quand je programme une saison, quand je discute à la comptabilité de questions budgétaires ou aux relations publiques de questions de tarification, et quand je travaille sur ma traduction de L’Orestie. C’est la vie du théâtre, de A à Z, qui me passionne. Je vois du politique et de l’artistique absolument partout : je vois du symbolique absolument partout. C’est pour cela qu’il est important qu’un directeur de théâtre soit aussi un artiste. Tous les metteurs en scène ne sont pas forcément de grands directeurs, et il y a de grands directeurs qui ne sont pas metteurs en scène, évidemment. Mais il faut que l’artistique reste au centre pour qu’on ne tombe pas dans le supermarché de la culture, et que les artistes n’aient pas l’impression d’être les prestataires de services d’une carrière politique ou personnelle.

Il y aura chaque année à l’Odéon une création de vous ?

Une ou deux. Si dans quatre ou cinq ans, je découvre que je suis plus ministre de la Culture que poète, il faudra que j’arrête. Parce que j’aurai perdu la colonne vertébrale de ma construction psychique. Je peux me passer de tout, mais pas d’un projet littéraire. Cela tombe bien, cela ne coûte rien. C’est donc ce qu’on ne pourra pas me prendre...

Quand vous travaillez sur L’Orestie, la tâche du traducteur compte donc plus que celle du metteur en scène.

Traduire L’Orestie, c’est un peu pour moi comme fréquenter Claudel ou Shakespeare : c’est d’abord aller prendre des leçons. Des leçons politiques, théologiques et poétiques. Eschyle me rappelle que la politique n’est pas une chose en soi, qu’elle doit être entée sur de la culture. Ce qui m’effraie dans le monde politique d’aujourd’hui, c’est à quel point les hommes politiques ne se pensent plus comme des hommes de culture.

Vous avez mis en scène Claudel, vous préparez L’Orestie. Reste donc Shakespeare...

Shakespeare est mon meilleur ami. J’ignore si je le mettrai jamais en scène ; mais nous nous fréquentons depuis longtemps. Je ne suis jamais sorti d’un spectacle de Shakespeare, même quand la mise en scène était épouvantable, sans me dire que j’avais envie d’écrire.

C’est cela, un grand poète ? Quelqu’un qui donne envie d’écrire ?

Shakespeare n’est pas un grand poète, c’est un martien ! Mais oui, un grand poète donne envie d’écrire. Un grand poète, c’est quelqu’un qui lève la résistance à croire dans le miracle de la formulation. Shakespeare est un artisan. Il a son cadavre de chien et son diadème, et il essaie de les réunir pour voir si cela ne va pas créer un choc spirituel. Et il n’y a rien dans l’activité humaine qui soit au-dessus de cela.

Vous défendez souvent une conception très exclusive du théâtre : vous privilégiez un théâtre de la parole, de la dramaturgie textuelle, qui laisse penser que vous avez des réticences à l’égard de formes plus hybrides qui s’aventurent aux frontières du genre — le théâtre d’objet, les installations et réalisations mêlant vidéo, électronique, arts de la rue, etc.

Il suffit qu’on dise « J’aime le poème dramatique » pour qu’immédiatement, quelqu’un se lève et dise « Donc vous n’aimez pas la danse, pas le cirque, pas la musique ! » Évidemment qu’il y a du très grand théâtre sans texte ; évidemment qu’il y a du grand théâtre qui fait appel à la vidéo. Prenez le travail de Frank Castorf : chez lui, la vidéo est parfaitement intégrée — elle l’est de manière critique, pas comme un cache-misère. J’ai adoré ses pièces, pour les mêmes raisons que je n’aime pas les spectacles où la vidéo me semble n’être rien d’autre qu’un signe de modernité. Quant à moi, je défends un geste théâtral qui parte du poème, parce que j’ai l’impression qu’il n’y a aujourd’hui pas assez de place pour le poème dramatique au sein de cette profession. Ce théâtre-là est beaucoup plus vulnérable que tout le reste, parce qu’il peut difficilement se transformer en forme spectaculaire.

Qu’est-ce qui fonde, selon vous, la distinction entre théâtre et spectacle ?

C’est d’abord une question de proportion. Le théâtre est lié à la présence réelle ; c’est un rapport d’homme à homme. Si vous en augmentez les proportions, vous le cassez : l’éloignement physique de l’homme en scène et de l’homme qui regarde change l’ontologie de cette activité. On passe alors dans l’ordre du spectacle, qui ne marche que dans un seul sens. Le spectacle va du plateau — ou de l’écran — au spectateur, un point c’est tout. L’expérience théâtrale est, au contraire, une expérience où le spectateur a une certaine liberté de lecture. Cette liberté, on peut l’appeler la « distance » ou tout ce qu’on voudra. Quand cette liberté n’est pas préservée, on est dans le spectaculaire, pas dans le théâtre.

Mais pourquoi la liberté de lecture serait-elle spécifique au théâtre plutôt qu’à toute œuvre d’art ?

Parce que le théâtre est une présence réelle. Je ne fais aucune théologie en disant cela : il faut l’entendre le plus littéralement possible. Le théâtre est l’art de la parole en présence. Or je pense que la parole en présence est la solution à l’impossibilité de la parole. C’est clair ?

Cela le sera peut-être si vous développez.

Si je développe, cela sera moins bien (rires). Vous savez, je mets du temps à les pondre, mes aphorismes. Bon, essayons. J’ai réalisé un film [2], et j’ai bien vu qu’entre l’homme qui est derrière la caméra et celui qui est devant l’écran, il ne pouvait pas y avoir d’égalité. Alors qu’au théâtre, la parole en présence met tout le monde à égalité.

Il n’y a pourtant pas d’espace plus hiérarchisé qu’un théâtre à l’italienne comme la vieille salle de l’Odéon : entre la scène et la salle, mais aussi dans la salle, entre les places de riches et les places de pauvres...

C’est vrai. Mais tous ont la même arme, qui est la parole.

Au théâtre, on demande au spectateur de se taire, non ?

Si vous pensez qu’au théâtre, le spectateur se tait, c’est parce que vous n’avez pas les bonnes oreilles. Moi, je l’entends très bien. Il parle de manière éloquente par son silence. C’est vertigineux pour l’homme en scène, de sentir que ce silence devient de la pensée incarnée. Par son rire, il se manifeste aussi. Quand je joue une comédie, les jours où cela ne rit pas, c’est difficile. Bref, j’entends le spectateur penser quand je suis en scène. Je ne l’entends pas penser quand je suis aux prises avec une caméra.

Dans certaines de vos pièces — L’Épître aux jeunes acteurs pour que soit rendue la Parole à la Parole, par exemple — comme dans certains de vos textes de circonstances — « Avignon se débat entre les images et les mots » [3] notamment —, vous mettez sans cesse en garde contre le risque qu’il y aurait, pour le théâtre, à privilégier l’image.

Ce que je veux dire, c’est qu’au théâtre, il n’y a pas d’image. Il n’y a que de la présence. Une chaise, au théâtre, on peut s’asseoir dessus. En même temps, cette présence devient symbolique. Le théâtre est ce qui m’apprend à lire le monde comme un livre. Quand je vois une chaise au théâtre, je me dis : « Que me dit cette chaise ? Ah, ce doit être le palais. » C’est le palais, mais on peut quand même s’asseoir dessus.

L’expérience des images n’est-elle pas, à sa manière, expérience de la présence ?

Pas toutes les images. Un tableau de Soulages ou de Fra Angelico, si. Mais ce ne sont pas des images...

Ce que vous appelez « images », ce sont donc les images médiocres, les images réduites à la communication ou à la décoration ?

Ce que je veux dire, c’est que quand il n’y a pas de parole dans l’image, quand l’image est réduite à du pulsionnel, alors cette image-là est une saloperie.

Mais il y a aussi du pulsionnel dans l’écriture...

Je ne dis pas qu’il n’y en a pas. Je dis qu’il ne peut pas y avoir que cela. Quand les surréalistes ont voulu faire du pulsionnel en littérature, comme Breton dans Clair de terre, ils ont foncé dans une impasse. Il y a des impasses nécessaires, ne serait-ce que pour y faire des trucs cochons, mais ce sont tout de même des impasses. J’ai le même sentiment quand l’art contemporain se résume au pulsionnel. Mes défécations et mes humeurs ne sont pas plus vraies que ma pensée, que mes tentatives de dire « je t’aime » à quelqu’un et de le lui faire entendre. Mes larmes ne sont pas plus vraies que ma parole. Je ne vous demande pas du tout de prendre la carte de mon parti, et je ne cherche pas du tout à vous convaincre. Il y a simplement des images que j’aime et d’autres que je n’aime pas.

Comme il y a un théâtre que vous aimez et un théâtre que vous n’aimez pas ?

Eh non ! Il n’y a pas de théâtre que je n’aime pas, parce que j’aime le théâtre au-delà de tous les critères de valeur. C’est le processus humain lui-même que j’aime dans le théâtre. Quand je vois ma petite voisine faire du théâtre à la fête de l’école, au fond, cela me passionne autant qu’un spectacle de Castorf. Ma méditation sur le théâtre dépasse les critères de valeur. Ce qui est parfois un peu encombrant pour une programmation !

Autre sujet qui fâche : vous avez souvent critiqué la façon dont le metteur en scène était devenu le personnage central de l’écriture théâtrale.

Ce que je conteste, c’est la façon dont le metteur en scène est parfois devenu la seule légitimité du monde théâtral, au point que le passeur semble parfois plus important que la personne qui passe. La majeure partie du geste du metteur en scène est un geste herméneutique. Or on en est à la troisième génération de commentaires : certains spectacles ne proposent plus une lecture, mais une lecture d’une lecture d’une lecture. Il y a là un risque de stérilité. J’ai été très proche de Didier-Georges Gabily et de Jean-Luc Lagarce — « le poète mort trop tôt » des Illusions comiques. Ce que nous voulions tous les trois, c’était, justement, sortir le théâtre du geste strictement herméneutique, parce que nous trouvions qu’il manquait de corps et d’engagement physique. Ils ont mis tous les deux leur corps au centre de leur œuvre. J’admire tous les gens qui travaillent avec leur corps — comme les chanteurs, les prostituées, les sapeurs-pompiers.

Comment contournez-vous le « geste herméneutique » quand vous montez, non pas vos propres pièces, mais des œuvres comme Le Soulier de satin ou Pelléas et Mélisande, que vous venez de créer à Moscou : des œuvres ouvertes depuis longtemps à la pluralité des exégèses ?

Disons que je travaille à rendre moins agressives les grilles herméneutiques — sur ce point, je me sens proche d’un metteur en scène comme Stéphane Braunschweig, auquel on ne m’associe pourtant pas esthétiquement. Dans mon travail de metteur en scène, je tente de faire en sorte que les énigmes restent des énigmes. Si le cygne est un homme, et que Le Lac des cygnes est, en fait, l’histoire d’un homme qui n’assume pas son homosexualité, je n’apprends rien, ni sur l’homosexualité, ni sur Tchaïkovski, ni sur Le Lac des Cygnes. Un homme aime un cygne, c’est d’abord cette énigme-là qu’il faut donner à voir, sans chercher à la réduire. Être délicat avec les énigmes qui se sont présentées aux poètes, c’est les présenter à son tour au public dans ce qu’elles ont d’incompréhensible. Vitez disait cela très bien quand il affirmait que c’est toujours à partir du poème qu’on invente des formes nouvelles : c’est le contraire de ce qu’on appelle les « partis pris » de mise en scène. Vitez avait une humilité remarquable devant le poème. Ce qui l’intéressait, pour reprendre sa formule, c’était que le Chinois du seizième rang jouisse de Guyotat — pas qu’il le « comprenne ».

Il vous est arrivé, en tant qu’homme de théâtre, d’intervenir sur la scène publique dans des débats où les questions théâtrales et politiques étaient mêlées. Vous avez ainsi pris la défense de Marcel Bozonnet quand il a décidé la déprogrammation, à la Comédie-Française, d’une pièce de Peter Handke...

Je ne suis pas intervenu comme homme de théâtre, ni même comme directeur d’institution, mais comme citoyen. On ne peut pas accueillir Peter Handke et lui serrer la main après qu’il a fait une oraison funèbre sur la tombe de Milosevic. C’est pourquoi je disais : « Handke, plus tard ». La liberté du poète est incontestable, mais il y a un temps pour confondre le poète et son œuvre, et il y a un temps pour les séparer : ce qui les sépare, c’est la mort du poète. Rétrospectivement, j’ai la sensation que les adversaires de Bozonnet — et que mes détracteurs — avaient raison philosophiquement. Mais moi, j’avais raison... tout court. La question litigieuse était de savoir s’il s’agissait d’une censure. Ceux qui reprochaient à Bozonnet sa décision avaient raison : ne pas programmer n’est pas une censure ; déprogrammer en est une, surtout quand on représente l’État, comme c’est le cas de la Comédie-Française. D’un autre côté, Bozonnet avait raison : c’est justement parce qu’il représentait l’État qu’il devait le faire.

Depuis cette affaire, la Comédie-Française a été l’objet d’une autre polémique : le frère de Bernard-Marie Koltès n’a pas autorisé la poursuite des représentations de Retour au désert, mis en scène par Muriel Mayette, au motif que le personnage d’Aziz n’était pas joué par un Arabe, contrairement aux exigences de l’auteur. Quelle serait votre position dans ce débat ?

Première chose : je ne sais pas ce que c’est qu’un Arabe. Est-ce qu’un Arabe blond aux yeux bleus qui ressemble à un Norvégien peut jouer Aziz ? Quand j’ai demandé à Mahmoud Darwich ce que c’est qu’un Arabe, il m’a répondu que l’arabité était un héritage culturel. Dans ces conditions, il se pourrait bien que je sois moi-même arabe.

À la réserve près que vous n’êtes pas considéré comme tel. L’arabité dont parlait Koltès n’était pas seulement un héritage, mais une expérience de la discrimination, notamment sur les scènes de théâtres nationaux.

Je ne peux que répondre que je ne sais pas ce que c’est qu’un Arabe.

Autre question soulevée par ce débat : celle de la volonté de l’auteur. N’y a-t-il pas là conflit entre le poète et le metteur en scène ?

Sur ce point, le frère de Koltès a raison philosophiquement, et Muriel Mayette a raison tout court. Mais le poète est mort, et je pense que les ayants droit ont toujours tort d’empêcher des spectacles. À mon avis, Beckett est très asséché par le fait qu’on ne peut le jouer que de la manière orthodoxe qu’il a instruite. De la même façon, Claudel a longtemps été enfermé par ses héritiers. C’est quand on a eu la liberté de faire entendre différemment ses textes que l’on s’est rendu compte de la richesse de Claudel. J’imagine que cela pourrait être aussi le cas pour Beckett.

Vous monteriez une pièce de Beckett ?

Non : j’aime beaucoup ses textes, mais pas tellement son théâtre, que je trouve souvent vieilli.

Parce que ce théâtre manquerait de présence ?

Pas du tout : ses Dramaticules, par exemple, n’ont pas vieilli, et ce sont pourtant les pièces de lui où la présence est la plus rare, celles où il se montre le plus radical. Le problème est ailleurs : il est que, dans toute l’histoire de la littérature théâtrale, il n’y a pas tant de textes que cela qui n’aient pas vieilli.

Comment l’expliquez-vous ?

Je ne sais pas. Et peut-être que je ne veux pas savoir. Si j’y pense trop, cela va me rendre malheureux.

Notes

[1« Y a trop d’artistes ! » est l’intitulé d’un colloque organisé à Marseille le 30 septembre 2006 par les Rencontres Place Publique ; c’est aussi le mot d’ordre d’une action organisée quelques mois auparavant par le collectif d’artistes bruxellois Manifestement.

[2Les Yeux fermés, 2000.

[3Le Monde, 30 juillet 2005.