Vacarme 42 / cahier

nos tubes / 4

l’hymne de rien

par

Les chansons populaires vont et viennent, « comme un tout petit rien » chantait l’autre. Mais pour quel peuple, s’il ne fait choeur qu’autour de ce néant, musique vaine ou air à la mode, et s’il ne se rassemble que pour se disperser aussitôt en solitudes fredonnantes ? Poursuivant l’exploration d’une nouvelle de Kafka initiée dans le n°41 de Vacarme, on tente ici de comprendre avec qui, au juste, nous faisons corps en sifflottant.

Les chansons populaires vont et viennent, « comme un tout petit rien » chantait l’autre. Mais pour quel peuple, s’il ne fait choeur qu’autour de ce néant, musique vaine ou air à la mode, et s’il ne se rassemble que pour se disperser aussitôt en solitudes fredonnantes ? Poursuivant l’exploration d’une nouvelle de Kafka initiée dans le n°41 de Vacarme, on tente ici de comprendre avec qui, au juste, nous faisons corps en sifflottant.

Comme lorsque j’écoute des tubes, ces chansons qui sont toutes si exceptionnellement banales, je ne parviens pas à me soustraire à ce que le narrateur de Joséphineappelle « l’énigme de l’immense effet qu’elle produit [1] », elle, cette chanteuse qui ne chante rien de plus que ce que chacun pourrait fredonner entre soi et soi. Effet immense, oui, et que l’on ne réussit guère à s’expliquer tant il est vrai qu’il puise sa force dans ce qu’il y a de plus ordinaire, voire dans l’absence de chant ou de voix.

La nouvelle de Kafka, dans laquelle je suis tenté de lire une allégorie des tubes qui peuplent notre paysage musical, cette nouvelle ne permet donc guère de comprendre l’effet lui-même, qu’elle laisse à son mystère. En revanche, elle dit peut-être quelque chose de ceux qui, comme nous, sont heurtés de plein fouet et profondément bouleversés par l’inexplicable efficace de la banalité comme telle. Elle dit peut-être quelque chose de notre temps et de notre rapport au temps.

Nous ?

Mais qui est ce nous que la trivialité du chant de Joséphine emporte au-delà de toute résistance ? Et qui est-ce qui, dans la nouvelle, dit nous ?

C’est d’abord et avant tout le narrateur qui, plutôt que d’incarner la voix du peuple des souris subjugué par ce chant sans chant, serait en quelque sorte l’historien, un peu détaché, d’un nous réfractaire à l’histoire. C’est ainsi qu’il se présente, en effet, lorsqu’il finit par reconnaître que le danger contribue à l’autorité de Joséphine :

« Il est vrai qu’elle ne nous sauve pas et ne nous donne pas de forces, il est facile […] de se poser par après en sauveur de ce peuple qui s’est encore toujours sauvé lui-même d’une manière ou d’une autre, fût-ce au prix de sacrifices dont l’historien — nous négligeons en général complètement les recherches historiques — est glacé d’effroi. Et pourtant il est vrai que dans les situations de détresse nous prêtons encore mieux l’oreille que d’habitude à la voix de Joséphine. »

Le chant de Joséphine ne donne donc pas de forces, il ne sauve de rien ce peuple qui, tant bien que mal, se sauve lui-même. Le narrateur, de fait, n’est pas loin de suggérer ici que ce serait la détresse même du peuple qui conférerait à Joséphine une voix, plutôt qu’un simple sifflement. Ou plutôt que Joséphine d’une part, avec son singulier sifflé-chanté, et le peuple d’autre part, avec son sifflement commun, ne seraient peut-être pas encore des entités constituées, déjà là et attendant d’être confrontées. De fait, il n’y a peut-être pas de peuple avant Joséphine, pas plus qu’il n’y a de Joséphine avant le peuple et ses dangers :

« Ce sifflement qui s’élève tandis que silence est imposé à tous les autres parvient presque comme un message du peuple à chaque individu ; le sifflement ténu de Joséphine en plein milieu des décisions graves est presque comme la misérable existence de notre peuple en plein milieu du tumulte d’un monde hostile. »

Le peuple ne tiendrait-il à lui-même, de façon ténue, que par ce sifflement, c’est-à-dire par ce « néant de voix » qu’est Joséphine selon le narrateur (dieses Nichts an Stimme, ce rien quant à la voix) ?

Mais quel est donc l’âge de ce peuple, le nôtre ? Quelle est son époque, quels sont ses instants ? À quelle vitesse lui arrive-t-il quelque chose ? Quel est le tempo de ses événements, des faits remarquables qui scandent son histoire, lui qui néglige complètement les recherches historiques ?

Ce peuple, à en croire le narrateur, serait à la fois comme les enfants (qui, pense-t-on, n’ont pas encore de souvenirs) et comme les vieillards (qui, pense-t-on, n’en ont que trop).

« Il y a chez notre peuple, l’imprégnant tout entier, une certaine puérilité », dit en effet le narrateur. Et il ajoute : « De cette puérilité de notre peuple, Joséphine profite aussi depuis toujours. » Nous sommes naïfs, nous nous laissons faire par Joséphine, nous essayons de lui résister mais elle est plus rusée que nous. Face à elle, nous sommes de grands enfants. Et pourtant nous sommes aussi, comme le dit encore le narrateur, « prématurément vieux » :

« … une certaine lassitude et désespérance traverse dès lors d’une large trace le caractère pourtant globalement si coriace et optimiste de notre peuple. C’est sans doute à cela que tient aussi notre manque de sens musical ; nous sommes trop vieux pour la musique, son émotion, son élan ne sied pas à notre flegme, nous l’écartons avec fatigue… »

À la fois tout jeunes encore et très vieux déjà, à la fois en retard et en avance : cette distension temporelle, qui nous tire et nous tend en avant et en arrière, cette oscillation chronique entre les âges est notre amusie constitutive, depuis laquelle la musique, toutefois, peut trouver son instant, son temps pour lequel il n’est jamais temps. Et depuis laquelle, en même temps, nous devenons nous, un peuple un, uni autour d’un néant de voix :

« Là, dans les maigres trêves entre les combats, le peuple rêve. C’est comme si l’individu sentait ses membres se détendre, comme si pour une fois le perpétuel inquiet avait le droit de s’étendre et de s’étirer à sa guise dans le grand lit chaud du peuple. Et à ses rêves vient par moments se mêler le sifflement de Joséphine ; elle le qualifie de perlé, nous disons qu’il est appuyé ; mais en tout cas il est ici à sa place, comme nulle part ailleurs, comme jamais musique ne trouve l’instant qui l’attendait. Il y a là quelque chose de la pauvre et brève enfance, quelque chose du bonheur perdu qu’on ne pourra jamais retrouver, mais également quelque chose de la vie active, d’aujourd’hui, de son petit entrain incompréhensible et pourtant bien réel et impossible à tuer. Et tout cela, en vérité, n’est pas dit à grand bruit, mais légèrement, en chuchotant, en confidence, parfois d’une voix un peu éraillée… Assurément, nous ne voudrions pas être privés de ces récitals. »

Dans ces instants où nous sommes pour ainsi dire en instance de nous- mêmes, la musique arrive. Et ce qui est proprement incroyable, étrange et inexplicable, c’est que, comme le dit si bien le narrateur, la musique elle-même semble trouver et inventer l’instant, ou l’instance, qui l’attendait.

Qui attend qui, dans la chance de ces moments où nous n’avons plus d’âge, où nous sommes à la fois vieux et gamins ? Qui attend qui, dans ce contrepoint instantané où paraissent se condenser et s’abolir à la fois tant de contretemps inouïs ? Qui rejoint qui, dans cette étreinte temporelle, dans cette strette ?

Tout se passe comme si, dans le chant joséphinien (si proche à certains égards du chant grégorien des couinements de Gregor dans La Métamorphose), c’était le temps lui-même qui cristallisait : ce temps qui serait le nôtre, ce temps dans lequel, comme l’écrit le narrateur, le « bonheur perdu » de l’enfance semble réussir malgré tout, et de façon incompréhensible, à se conjuguer avec la « vie active » et son « petit entrain », si petit, si pauvre.

Le chant sans chant, le sifflement de Joséphine serait comme l’hymne de ce peuple et de son temps. Le sifflement, du reste, le geste de siffler, connote à la fois l’autorité de l’appel (on siffle pour convoquer quelqu’un ou pour maîtriser une foule) et la fragilité de l’éphémère (on siffle pour signifier une disparition subite et impromptue). Si bien que ce qui résonne dans le chant joséphinien semble tenir aussi bien du chant de travail [2] que d’une distraction désoeuvrée : dans la ritournelle de sa voix sans voix se confondent le peu d’entrain de ces souris laborieuses qui se lèvent tôt et leurs moments de loisir où leur apparaît la détresse de leur misérable existence.

Le déchant joséphinien serait l’air national qui rassemble ce peuple. Ce serait sa voix, mais sous la forme d’un « néant de voix ». Et d’un hymne à rien.

Notes

[1Franz Kafka, Josefine, die Sängerin oder das Volk der Mäuse ;je cite toujours (en la modifiant parfois) la traduction de Bernard Lortholary, Franz Kafka, Un Jeûneur et autres nouvelles, Garnier- Flammarion, 1993.

[2« … un vulgaire terrassier le produit sans effort du matin au soir tout en travaillant », dit quelque part le narrateur à propos du sifflement des souris en général.