une histoire opiniâtre entretien avec Gus Massiah

Gus Massiah est l’un des fondateurs du Cedetim, le Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale. Il retrace ici l’histoire des questions africaines telles qu’elles ont pu se poser à une association qui, depuis 1967, assume « la continuité d’une tradition internationaliste ». Singulière et subjective, cette histoire n’en est pas moins éclairante. Elle en documente une autre, encore à écrire et largement invisible, donc supposée inexistante ou révolue : celle des mobilisations politiques qui, en France ou depuis la France, ont eu l’Afrique pour objet, après — c’est-à-dire malgré — l’indépendance des colonies françaises.

De la « coopération rouge » au service des luttes de l’immigration, de la décolonisation de l’Afrique portugaise à la dénonciation des interventions militaires françaises dans ses anciennes colonies, du soutien aux luttes armées camerounaises au boycott des oranges sud-africaines, l’histoire du Cedetim rencontre en effet bon nombre des « causes » africaines et, partant, chacun de leurs problèmes. Comment fournir une assistance technique qui ne soit pas une tutelle aux pays nouvellement indépendants ou aux mouvements d’immigrés ? Que devient le soutien à un mouvement de libération nationale lorsqu’il a des rivaux ou parvient au pouvoir ? Faut-il faire sien un mouvement d’États, même « non-alignés » ou « en développement » ? Comment casser l’hégémonie ou l’inertie de la gauche officielle sur les questions africaines sans indexer, alors, les questions africaines à des querelles françaises ?

Chacun de leurs problèmes, et aussi la plupart de leurs acteurs : militants africains et coopérants français, chrétiens de gauche et maos, membres du PSU ou de la LCR, réseaux d’aide aux luttes armées et ONG humanitaires. Analysant la « résistance française à la Guerre d’Algérie », plaque tournante des engagements africains ultérieurs, Pierre Vidal-Naquet distinguait trois types de « tempéraments idéologiques et politiques » : le dreyfusisme, interdiction faite à la France des Droits de l’Homme d’être indigne d’elle-même ; le bolchevisme, recherche de l’étincelle qui déclenchera la Révolution ; le tiers-mondisme, refus d’un peuple d’en dominer un autre [1]. Typologie utile si l’on veut démêler une histoire comme celle du Cedetim « créé par des hommes et des femmes qui se sont rencontrés autour du soutien à la résistance du peuple algérien en lutte pour sa libération ». Tiers-mondiste, la dénonciation de la dette ou l’appel au « partenariat ». Bolchevique, la construction du travailleur immigré comme figure centrale de la lutte anti-impérialiste. Dreyfusarde, la dénonciation des interventions militaires de la France au Tchad, au Zaïre, ou au Cameroun.

Avançons une hypothèse. Il se pourrait que ces trois types, dans cet ordre, dessinent comme une chronologie grossière des engagements africains. Le Cedetim, à sa fondation, est un « Centre socialiste de documentation et d’études sur les problèmes du tiers-monde ». Après mai 1968 et le repli de la coopération rouge, il se réintitule « Centre d’études anti-impérialistes ». La deuxième moitié des années 1970 marque sans doute une rupture. Le mouvement des non-alignés atteint son apogée et, pour ceux qui l’ont vécu, commence son déclin après la Conférence d’Alger de 1974 [2]. Quant à la ligne anti-impérialiste, elle aura du mal à résister aux indépendances portugaises d’une part, au reflux du gauchisme d’autre part. Dans les années 1980, les solutions dreyfusistes (comme les manifestations contre l’envoi des troupes françaises à Kolwezi) ou, du moins, citoyennes (comme le boycott des oranges sud-africaines) prennent alors le pas.

Problème : historiquement, pour fonctionner à plein, le dreyfusisme a besoin d’intellectuels, généraux si possible. Or en 1978, Sartre, l’intellectuel général par excellence, fait la paix avec Raymond Aron autour des boat-people, signe fort d’une rétractation. Le terrain semble libre, dès lors, pour les « nouveaux philosophes », qui tirent à boulets rouges sur un tiers-mondisme accusé de « sangloter » [3]. Quant aux intellectuels spécifiques, on sait leur faillite en matière africaine [4].

Mais le Cedetim n’en a pas pour autant disparu. Au-delà de la seule documentation historique, c’est précisément ce que son exemple a de précieux : il dément la fatalité du déclin, de la déception et du renoncement. Comme elle avait survécu à la répression néocoloniale après 1968, son histoire survivra à l’anti tiers-mondisme du tournant des années 1980. Commencée après l’indépendance de l’Algérie, elle saura perdurer après la chute des derniers pouvoirs officiels blancs en Afrique. Portée dès l’origine par mai 1968, elle saura survivre au gauchisme. Affrontée très tôt à la question partisane (PSU), elle ne s’arrêtera pas avec l’arrivée de la gauche au pouvoir. Etc. L’histoire du Cedetim est une histoire opiniâtre, qui a toujours refusé de ranger les espoirs déçus au musée de l’amertume, préférant les transformer en une sorte de jurisprudence politique mise à disposition.

Si l’on veut bien en user, il sera alors possible d’identifier des mues, des conversions, des transformations, là où on croyait constituer une archive, et des précédents, donc un peu plus de force, là où on s’accablait de devoir tout recommencer. Aujourd’hui, en s’affrontant à la « françafrique », un groupe comme Survie reprend d’une certaine manière le flambeau dreyfusiste [5]. Le mouvement anti-mondialisation, lui, est peut-être en voie de réaliser ce qu’espérait le Cedetim dans les années 1970 : la construction d’un internationalisme tirant sa force non de la seule dénonciation consensuelle d’un adversaire (l’OMC, la Banque mondiale, l’argent-roi), mais de la dimension internationale des mouvements sociaux qu’il engage. Quant à la lutte contre le sida telle que la mène un groupe comme TAC (Treatment Action Campaign) depuis l’Afrique du Sud, il se pourrait bien qu’elle jette les bases d’une autre sorte d’internationale, dont les alliances ne se noueraient plus entre révolutionnaires du Nord et révoltés du Sud, mais de séropositifs à séropositifs, de femmes à femmes, de groupes sociaux à groupes sociaux — une internationale mineure.

Bref, une histoire comme celle du Cedetim prouve tout simplement que l’histoire n’est pas finie. Qu’il est donc possible, si nous le souhaitons, de la faire nôtre.

Le Cedetim naît entre 1965 et 1967, de la convergence de plusieurs groupes tous issus de l’anti-colonialisme. S’y retrouvent un petit groupe fondé par Gérard Munari, dont l’objectif principal était de trouver des armes pour la résistance antifasciste contre les colonels grecs, Manuel Bridier, qui avait créé un centre d’études sur le tiers-monde, Jean-Yves Barrère et moi-même, qui avions créé un comité Vietnam au Sénégal, rejoints par des militants français, dont Elizabeth Courdurier. Les fondateurs du Cedetim se retrouvent au PSU, dont ils animent très vite la commission internationale. Ils travaillent avec beaucoup de ceux qui marqueront le Cedetim, comme Bernard Lambert, Henri Leclerc, Marc Heurgon, Emmanuel Terray, Jacques Bugnicourt et de nombreux syndicalistes.

Dans notre mémoire politique, les massacres de Sétif [8 mai 1945] et de Madagascar [de mars 1947 à fin 1948] sont encore très présents. Nous sortons d’une phase de lutte anti-coloniale certes très marquée par deux pôles, l’Algérie et le Vietnam, mais dont l’Afrique noire n’est pas absente.

(fin des années 1950, début des années 1960) soutien aux luttes de libération

Avant la fondation du Cedetim, pour des militants anti-colonialistes comme nous, la première médiation avec les luttes de la décolonisation en Afrique était francophone et communiste : d’une part la FEANF (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France), d’autre part le PAI (Parti Africain de l’Indépendance) parti communiste commun à plusieurs pays africains, rassemblant intellectuels et syndicats.

En 1958, le « non » de la Guinée de Sékou Touré au référendum de De Gaulle avait marqué un tournant (95% des Guinéens refusent l’autonomie dans une Communauté de type fédéral, et optent donc pour l’indépendance). Le PAI lance alors un appel aux intellectuels et aux cadres africains pour aller soutenir la Guinée, auquel répondent de très nombreux militants politiques. La référence du moment, c’est N’Krumah (Ghana), qui a une vision prophétique de l’unité africaine : il lance l’idée des zones africaines de développement et de défense, qui devraient s’organiser autour d’une centaine de millions d’habitants.

Commence la mise en place des États, avec un double phénomène. D’une part s’installent des régimes alliés de la France. Houphouët-Boigny, en Côte d’Ivoire, passe d’une position de compagnon de route du PCF au camp gaulliste, après avoir aidé Mitterrand à créer l’UDSR. Il va jouer un rôle majeur dans la création, avec Foccart, du système qui mêle affairistes, hommes politiques et barbouzards, ce que François-Xavier Verschave va dénommer si justement la « françafrique ». Émerge une petite-bourgeoisie radicalisée qui se retrouve dans la construction de ces États.

D’autre part, apparaissent des régimes radicaux, sur une base nationaliste mais aussi populaire , portés par une petite bourgeoisie intellectuelle formée en France ou en URSS, et soutenus par les syndicats (chemin de fer au Congo ou au Niger, mines en Guinée) : Modibo Keita au Mali, Mamadou Dia au Sénégal. On trouve une remarquable description de la grève des ouvriers du Dakar-Niger dans le livre d’Ousmane Sembene Les bouts de bois de Dieu (1960).

La première mission que se donne Foccart, c’est de faire tomber ces régimes. L’isolement du régime guinéen, assuré par la France, et ses erreurs en matière de libertés, vont contribuer à déstructurer le mouvement progressiste en Afrique.

(1965-1970) coopération rouge

Reste que ces régimes, pour l’heure, suscitent d’importantes vagues de départs de coopérants français : une assistance technique de type « pieds-rouges », à l’échelle de l’Afrique et des colonies françaises. C’est l’une des bases du Cedetim. Cette « coopération rouge » est une manifestation de la solidarité politique et un partenariat avec les mouvements syndicaux et politiques. Elle s’élargit, quand nous entrons au PSU, grâce au fichier de ses membres partis en coopération. Nous avons des groupes un peu partout, en Afrique notamment, mêlant nationaux et coopérants et comptant chacun quelques dizaines de personnes : 90 à Tananarive, 45 à Pnomh-Penh, 15 à Sidi Bel Abès, etc. Le mouvement est assez éclectique ; quand on est à Madagascar, si l’on est de gauche, que l’on soit trotskiste, communiste, anarchiste, on est bien content de trouver une communauté alternative à une société qui se veut blanche et néocoloniale.

D’emblée, il a fallu se poser la question : comment, pourquoi, avec qui coopérer ? Notre groupe d’Alger publie un des premiers textes de référence « Coopérants : ni mercenaires, ni missionnaires ». Nos discussions sur le développement se nourrissent des pratiques et des débats sur la planification en Inde avec Charles Bettelheim ; des débats sur la gratuité des biens dans le socialisme avec Sweezy, des débats sur les programmes algériens, soviétiques, chinois, yougoslaves, etc.

Surtout, nous verrouillons nos rapports aux États : quand nos amis arrivent au pouvoir, nous mettons un terme à nos relations avec eux. Nous avons d’emblée forgé une ligne de soutien aux peuples, mais pas aux États, ce qui, à l’époque, n’était pas une pure évidence. C’est une chose que l’histoire du FLN nous a apprise assez vite : « Vous avez soutenu la lutte de libération, maintenant vous allez soutenir tout ce que fait l’État » — l’Algérie nous a vaccinés contre l’instrumentalisation.

Cette expérience s’interrompt après 1968, sous le coup d’une double répression : dans les pays africains, et en France, où le ministère de la Coopération se livre à la chasse aux coopérants rouges. Des militants nationaux sont emprisonnés, des coopérants expulsés. Nous décidons alors de faire une chose assez radicale : nous brûlons nos fichiers pour prévenir les infiltrations, nous demandons aux nationaux de ne pas entrer dans les groupes du Cedetim, et nous interdisons la création de nouveaux groupes. Résultat : nous passons de 3 000 membres à une cinquantaine. Bref, on arrête. Mais les membres et sympathisants de cette période nous en gardent une très grande fidélité, pour avoir su faire passer leur sécurité avant des intérêts d’organisation. C’est aussi là que nous apprenons, avant la lettre, à travailler en réseau plutôt qu’en association.

(1968-1976) anti-impérialisme de masse

S’ouvre alors pour nous une nouvelle phase qui va aller de 1968 à 1976. A la fois géographiquement replié sur la France et transporté par les journées de mai, le Cedetim privilégie désormais l’insertion dans le mouvement social en France à la présence dans les différents pays, d’autant que l’assistance technique apparaît de plus en plus comme un substitut qui permet aux régimes africains d’écarter les cadres africains, pour beaucoup dans l’opposition.

Nous continuons cependant à travailler avec les militants africains, et nous restons très fortement engagés auprès des représentants de la gauche africaine, qui est alors en pleine recomposition. La FEANF, après s’être éloignée du PCF, commence la longue route qui la mène quelque part entre la Chine et l’Albanie. Les expériences de transition et de modernisation populaires sont éliminées. Après l’échec de la Guinée, les intellectuels communistes qui retournent dans leur pays sont souvent mis en prison. Mais la gauche africaine se reconstruit : avec Noumazalaye, au Congo-Brazzaville, le premier dirigeant africain qui rencontre Mao ; et avec l’UPC (Union du Peuple Camerounais) au Cameroun. Avec l’UPC surtout : c’est une lutte armée, populaire, qui subit une répression très forte - et nous la soutenons à fond. En janvier 1971, lors de l’assassinat de son leader, Ernest Ouandié, perpétré avec le soutien direct de la France, le Cedetim essaie d’organiser une manifestation de soutien à l’UPC ; elle rassemble très peu de monde, quand, au même moment, la condamnation à mort de six anti-franquistes lors du procès de Burgos donne lieu à des manifestations monstres. Nous découvrons alors qu’il y a peu de base pour une mobilisation de masse sur l’Afrique. Seule l’Afrique du Sud mobilisera largement.

Par ailleurs reste une Afrique non-décolonisée, avec six mouvements de libération, en Afrique Australe (en Namibie, au Zimbabwe, en Afrique du Sud) et en Afrique lusophone (en Guinée-Bissau/Cap-Vert avec Amilcar Cabral, au Mozambique, en Angola). À leur demande, le Cedetim crée Libération Afrique, qui sera leur bulletin officiel (c’est Michel Capron qui négocie un accord avec leurs représentants à Alger), avant de devenir le journal des opposants africains. Il sera animé entre autres par Ginette Pigeon, puis Jean-Yves Barrère et Guy Labertit. Avec la révolution des Oeillets, Libération Afrique perd son objet fondateur. Mais une nouvelle génération de militants entre au comité de rédaction pour reconstruire une ligne politique post-coloniale sur l’Afrique.
Nous participons à plusieurs comités de soutien aux mouvements de libération, comme le Comité Zimbabwe (hébergé rue de Nanteuil, dans le 15ème arrondissement, où l’on trouve de très nombreux comités anti-impérialistes. « Nanteuil » est depuis devenu le CICP, rue Voltaire). Cette veine s’épuisera avec les dernières indépendances et l’officialisation des mouvements de libération. Une anecdote : la première fois que la France nomme un ambassadeur au Zimbabwe, il sonne à la porte du comité pour s’informer...

Et puis nous nous engageons aux côtés des luttes de l’immigration, dans l’idée de faire le lien entre les luttes dans les pays d’origine et les luttes en France. C’est ce qui marque notre différence avec la Gauche Prolétarienne, qui défend la révolution arabe.

Dans la lutte des foyers Sonacotra (1975-1979), nous intervenons en appui technique, ce qu’Assane Ba appelle le service des luttes, en mobilisant architectes, experts-comptables, cadres d’entreprise, etc. Le Cedetim fait également partie de la coordination de soutien des grévistes des foyers.

Quelques années plus tôt, en 1971, nous avions créé une école des cadres de l’immigration, qui regroupait six ou sept associations de l’immigration : l’UGTSF (Union Générale des Travailleurs Sénégalais en France), la Fédération des Travailleurs d’Afrique, les Réunionnais, les Portugais et les Espagnols, les Antillais, les Marocains, les Tunisiens. La formation comportait trois entrées : culture et théorie ; immigration ; techniques militantes. Il n’y a eu que deux « promotions », mais elles ont joué un rôle très important, car chaque immigration a pu raconter à l’autre son histoire. Le Cedetim en a gardé des amitiés fortes avec l’immigration de la première génération - je parle de générations en termes de culture politique.

Ce lien « ici/là-bas » se distend avec la deuxième génération, sauf pour les mouvements qui ont su passer dans la deuxième génération sans abandonner l’apport de la première, comme l’ATMF (Association des Travailleurs Marocains de France) et la FTCR (Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des Deux Rives). En revanche, l’une des bases de la reconstruction de la troisième génération, celle de Madjiguène Cissé, du retour des expulsés maliens, etc., est probablement ce lien entre « ici » et « là-bas ».

(après 1976) la dimension internationaliste des mouvements sociaux

Changement de ligne stratégique : nous avions essayé de développer un mouvement de masse anti-impérialiste en France, dans l’esprit un peu nostalgique de l’Algérie et du Vietnam, sans parvenir à pénétrer les milieux populaires ; nous tenterons ensuite de développer les aspects internationaux des mouvements sociaux français.

Il a bien fallu se rendre compte qu’une partie minoritaire de l’opinion est très attachée à tout ce qui se passe en Afrique, sans qu’il existe de relais vers la grande opinion. C’est encore sans doute vrai aujourd’hui. Il y a eu, au tournant des années 70, quelques rares exceptions. Sous Giscard d’Estaing, quand la France s’est spécialisée dans les interventions militaires (Tchad, Zaïre). Ou sur l’Afrique du Sud, avec la campagne anti-Outspan (boycott de la marque d’oranges) et le mouvement anti-apartheid. La mobilisation est alors plus importante, pas seulement parce que la répression est patente, mais parce que la base de mobilisation est plus large. Une mobilisation ne réussit que lorsqu’on arrive à relier de façon claire les questions idéologiques qui se posent là-bas à celles qui travaillent le mouvement social ici. Le Chili avait posé la question du rapport de la réforme et de la révolution, l’Afrique du Sud pose celles du racisme et de la géopolitique. La répression peut faciliter les mobilisations, elle n’est ni nécessaire, ni suffisante.

Il nous faut alors sortir d’une position très critique vis-à-vis des « caritatifs », chrétiens pour l’essentiel, dont nous caricaturions la ligne comme étant « faire des puits, adopter des enfants ». Nous les traitions de « basistes », eux nous traitaient de « politistes ». Ils nous accusaient de trop soutenir les États, ce qui n’était pas tout à fait vrai. On les accuse d’être apolitiques, ce qui n’était pas vrai non plus . Le rapprochement se produit sous les attaques dont le tiers-mondisme a été l’objet au tournant des années 1970/1980, notamment quand Liberté sans frontières, fondation issue de Médecins sans frontières, s’en prend au « sanglot de l’homme blanc ». En riposte, avec François Gèze et Yves Lacoste, nous organisons un meeting à l’Assemblée nationale. Mais nous n’avions pas besoin des anti tiers-mondistes pour analyser nos problèmes et dégager d’autres perspectives. Il suffit d’écouter Julius Nyerere (Tanzanie), dont les interventions illustrent bien les transformations endogènes de la politique africaine. Ce grand homme sait que « (sa) principale erreur, c’est d’avoir légitimé le parti unique en Afrique ». Mais il sait aussi que la fin de l’apartheid a ouvert la possibilité d’une géopolitique africaine. Après le Rwanda, à propos du Congo, à la question : « Que préférez-vous, l’influence française ou américaine ? », il répond : « Mais pourquoi ne me parlez-vous pas de l’influence africaine ? C’est elle que je préfère. » « Ce qui est très bien, ajoute-t-il, c’est que les Africains sont aujourd’hui capables de ruser. »

renouveau de l’internationalisme ?

C’est dans cette direction que nous travaillons aujourd’hui. L’apartheid, c’était la preuve que la décolonisation n’était pas terminée, ce qui conduisait un certain nombre d’intellectuels et de militants à toujours considérer comme nul le jeu des contradictions internes à leurs sociétés par rapport à la domination externe qu’elles subissaient. Impérialisme à l’extérieur, impérialisme à l’intérieur. Ce qui était vrai, mais pas suffisant. Comme disait l’autre : « Les causes externes jouent pas l’intermédiaire des contradictions internes. » Je pense à l’avant-dernier roman de Mongo Beti, dont le héros, un journaliste, dit : « Si on ne peut rien changer, à quoi ça sert de comprendre ? » Cela explique les formes de désespoir dans certains pays.

Je pense au contraire que la fin de la décolonisation en Afrique a offert les bases d’une nouvelle fondation politique. Les nouvelles élites, par exemple, n’ont plus rien à voir avec celles de la décolonisation. En matière de scolarisation, la situation n’est plus la même que celle qu’observait Georges Balandier au début des années 1960. Les « scolarisés » sont loin d’être majoritaires, mais plus nombreux. Ils forment un frange de compétence, qui ne trouve pas place dans les États et qui essaie de construire, dans les municipalités, les associations, les petites entreprises, etc., un nouveau tissu. Sans avoir encore d’expression politique, mais ça viendra. En ce moment, par exemple, je participe à un programme multilatéral de soutien aux municipalités, Africité, dont la dernière réunion a rassemblé 600 maires de 45 pays africains. C’était fascinant. Historiquement, c’était la première rencontre importante d’élus africains. On y parlait développement local, mais aussi unité africaine.

C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le sens de cette notion qui est pour nous au centre du mouvement de solidarité internationale : le partenariat. Des formes de coopération régionales s’inventent qui sont des formes de lutte commune, d’apprentissage culturel, de reconstruction politique, qui résistent à la récupération dans le sens de la « coopération » ou du « co-développement », et ouvrent à de vraies pratiques de coopération politique. Par exemple, en Indonésie ou au Maroc, des coopératives pour prisonniers politiques libérés. Il y a actuellement une explosion d’initiatives politiques, qui, si elles ne constituent pas un programme, donnent un ancrage.

Par ailleurs, grâce à la mondialisation d’une certaine façon, les mouvements sociaux sont obligés de se poser la question de leur dimension internationale, et donc de la réinvention de l’internationalisme, même si c’est un peu à rebours. Des mouvement de citoyens interviennent directement au niveau mondial, comme à Seattle. Mais c’est vrai aussi en Afrique, sur la question des médicaments génériques : cette revendication a été d’emblée internationale. Il y est d’ailleurs curieux de noter qu’elle émane de ce qu’Ignacy Sachs appelle les « pays-baleines » (l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud), là où on croyait un temps que l’avenir était du côté des « pays requins » (Taïwan, Corée). Bref, les trois dimensions d’un nouvel internationalisme sont aujourd’hui réunies : la dénonciation des dominations externes et impériales ; la dimension internationaliste de tous les mouvements sociaux ; un mouvement citoyen mondial porteur d’une conscience universelle.

Notes

[1« Une fidélité têtue. La résistance française à la guerre d’Algérie », Vingtième siècle, 1986, n°10.

[2Entretien avec Patrick Mony, mai 2001.

[3Pour une revue critique de cette polémique, voir Claude Liauzu L’enjeu tiers-mondiste — Débats et combats, L’Harmattan, 1987.

[4Voir plus haut l’article de Dominique Franche.

[5François-Xavier Verschave La Françafrique — Le plus long scandale de la République, Stock, 1998.