traduction de la Bible, enquête

Nous avons adressé quatre questions à Marianne Alphant (Ezéchiel), Pascalle Monnier (L’Évangile de Luc, les Actes des apôtres) et François Bon (L’Exode, Jérémie, Les lamentations, Néhémie).

1. Pourquoi avoir accepté de traduire la Bible ?

2. Avant ce travail, quels rapports entreteniez-vous avec elle ?

3. Quelles difficultés avez-vous rencontrées au cours de la traduction ?

4. Cela a-t-il modifié quelque chose dans votre travail personnel ?

Marianne Alphant

1. C’est une sorte d’image inaugurale : je me trouve dans le bureau de Frédéric Boyer, chez Bayard et je lui dis non, encore non, impensable, impossible, je ne saurais pas. C’était à la fin de l’automne, son bureau était très sombre, je me sentais écrasée. Il m’a suggéré de me faire la main sur un texte court, un petit prophète, une épître, mais bizarrement cela ne me disait rien. Quitte à avoir peur, autant que ce soit avec un livre monumental. Isaïe était déjà pris par Pierre Alferi, et je préférais Ézechiel à Jérémie à cause de la grande vision des ossements desséchés qu’on lisait la nuit pendant la veillée pascale et qui me faisait dresser les cheveux sur la tête quand j’étais enfant.

2. Les rapports compliqués, stratifiés, marqués par la culture et les rites qu’on entretient avec des textes sacrés. Pour une éducation catholique, le nouveau Testament a bien sûr une place à part : on a eu tant d’occasions de lire et d’entendre lire les Évangiles et les Épîtres qu’il semble qu’on ne puisse plus y changer un mot. L’Ancien Testament n’avait pas le même statut mais, pour certains de ses livres, les Psaumes par exemple, il restait marqué par la Vulgate et sa récitation rituelle ; Introibo ad altare dei / ad deum qui laetificat juventutem meam, cela pèse, et quoi qu’on fasse, pour toujours. Cela flotte au-dessus de votre tête comme une inscription sur un phylactère dans un tableau primitif. Tous les textes que j’avais beaucoup lus, le Livre de Job, Isaïe, Tobie, ont un poids étrange ; il y a comme un attachement à une traduction particulière, on n’ose pas y toucher. D’autre part, et c’est un peu ce qui m’a toujours frappé avec les Pensées de Pascal, la multiplicité des éditions (même si dans ce cas, à la différence de la Bible, cela n’affecte pas le texte lui-même mais le montage des fragments) engendre une insatisfaction profonde. Ma Bible de référence était la Bible de Jérusalem - mais que se passe-t-il quand on ne l’a pas sous la main et qu’on recourt à la TOB, ou au chanoine Crampon, ou à la Bible d’Ostie, au hasard des bibliothèques ? L’attachement à une version n’empêche pas le malaise, l’impression de flottement et de version provisoire (ce qui est le paradoxe des paradoxes, s’agissant d’un Livre aussi définitif). Tout peut être autre, à tout moment. Je ne dirais pas que la pratique de la Bible incite à sa retraduction, mais l’insécurité de sa lecture en français peut amener à répondre un jour à un défi aussi énorme que celui que nous lançait Frédéric Boyer.

3. Elles sont infinies. La toute première : la confrontation inaugurale au mot à mot. Le premier verset d’Ézéchiel donne ainsi : « Au milieu de - et moi - du mois - le cinq - le quatrième - année - dans la trentième - et il advint - d’Elohim - des visions - et je vis - les cieux - furent ouverts - Kebar - le fleuve - sur - de la déportation. » Je me souviens d’être restée comme hébétée devant ce début et d’avoir pensé que, notes de l’exégète ou pas, je ne m’en sortirais jamais. Puis commencent les tâtonnements, les versions successives, l’insatisfaction permanente. On avance longtemps dans le brouillard avant de tirer de cette opacité même une espèce de légèreté. Mais on ne peut pas faire le compte des difficultés. L’une des plus retorses résidait dans les formules consacrées que l’on connaît par cœur, comme « Oracle du Seigneur Yahvé » ou « Et vous saurez que je suis Dieu ». Comment faire autre ? On s’y trouve enfermé comme dans ces tests d’intelligence où l’on doit joindre une série de points par un nombre limité de lignes et où on bute longtemps avant de découvrir qu’il faut sortir de la figure formée par les points pour trouver la solution. Faire une percée, s’aventurer au-delà de ce dans quoi on s’est enfermé soi-même.

4. Je ne le sais pas encore. J’ai longtemps aimé l’obscurité (vieux pli des années 70). Je me demande parfois si, maintenant, je ne vais pas préférer la clarté.

François Bon

1. Je suis athée, mais j’ai toujours fréquenté la Bible, qui me semble appartenir à l’histoire universelle, autant que les Tragiques grecs ou Shakespeare, avec en plus une imbrication organique, matricielle, à notre culture et notre langue. Quand Frédéric Boyer m’a sollicité pour Jérémie, j’ai d’abord refusé. Il est revenu à la charge quatre mois plus tard. Là, j’ai demandé à lire le travail engagé, et j’ai été surpris par la nouveauté des propositions et des syntaxes. L’engagement politique de Jérémie, dans Jérusalem occupé, la réflexion sur la nature prophétique de la parole, l’alternance de lyrisme et de concret, tout cela m’intéressait, et j’ai accepté. J’ai par la suite accepté aussi Exode. C’est un récit très répétitif, avec une langue plus primitive dont je découvrais que la plupart des traductions avaient contourné les difficultés.

2. La somme des connaissances que nous avons des civilisations voisines, maintenant que nous accédons à leur texte, change notre regard : on ne lit plus la Bible depuis notre tradition monothéiste dominante, mais comme lente émergence de ce monothéisme dans un monde très complexe. Les traductions françaises ont toutes été contaminées par la Vulgate latine. Il y a des exceptions : une des raisons de mon refus préalable, c’est le respect que j’ai pour le travail très novateur d’André Chouraqui. S’il y a une justification à cette entreprise, c’est que notre outil de travail c’est la syntaxe. Peut-être étions-nous mieux à même de faire surgir une syntaxe depuis la grille de l’hébreu, en requérant tout notre métier d’auteur, notre passion de la langue, pour ne pas être trop prisonnier de nos usages concernant les temps, les pronoms, et ne pas adoucir les silences, les énigmes, tout ce qu’on ne sait pas.

3. Parce que venu tard dans le projet j’ai eu droit à moins de rencontres avec les deux exégètes. Par contre, je me suis aidé d’un logiciel américain, Accordance, qui donne pour chaque mot hébreu sa fonction grammaticale, ses racines, les concordances du mot ailleurs dans la Bible. J’avais devant moi, sur mon écran, l’image de la phrase en hébreu, et j’ai essayé que mon texte surgisse de cette phrase même, dans ses mouvements, sa brièveté, son épaisseur, ses apories parfois primitives. Mais des e-mails quotidiens avec les exégètes québecois me permettaient de découvrir le pourquoi de ces formes. Et surtout : ils me donnaient, pour chaque verset, le commentaire théorique, la difficulté à ne pas gommer. C’était une constante école de rigueur. Ne rien rajouter, jamais d’effet. Des centaines d’heures y passaient. Les préfaces d’Henri Meschonnic sur comment traduire ont toujours été présentes dans nos échanges. Le culot de Frédéric Boyer, c’est d’avoir choisi vingt et quelques auteurs qui, dans leur registre d’écriture, sont déjà dans le champ défini par tel ou tel livre précis de la Bible. Il nous choisit parce qu’on est déjà à cet endroit, et ce saut dans l’autre qu’est traduire on l’évite : on reste nous-mêmes, mais on s’affronte à un terrible monolithe, tombé en plein dans notre jardin.

5. Pour moi-même, cela veut dire plus de deux ans à ne plus pouvoir se servir du verbe dans une association au temps : le verbe hébreu marque un mode, achevé ou inachevé, une intensité, une réflexion, une transitivité qui peuvent valoir pour le présent, le passé ou le futur. C’est un des chantiers que les traductions précédentes avaient laissé en friche. Cela veut dire aussi travailler sur des formes d’individu complètement séparées de notre philosophie du sujet. Forcément cela aura un impact. Lequel, il est trop tôt pour savoir. L’envie de continuer pour soi tout seul, dans son coin, sur Eschyle ou Shakespeare, peut-être.

Pascalle Monnier

1. Je n’ai pas traduit la Bible. Nous avons traduit Luc, l’Évangile et les Actes, avec Pierre Létourneau et Daniel Marguerat. J’ai accepté parce que c’était une occasion unique de participer à une traduction collective de la Bible qui repose sur le principe d’associer un exégète et un écrivain pour chaque livre. Autrement dit deux personnes qui, quelles que soient les appellations qu’on leur donne, sont supposées porter une attention différente au texte mais qui, au bout du compte, s’attachent ensemble à restituer quoi et comment est écrit. Ce principe de tandem me plaisait de même que me plaisait le fait de travailler dans une équipe aussi nombreuse et aussi diverse que celle qui fut réunie pour ce projet.

Je pense aussi qu’il y avait des raisons très personnelles : dans les écoles que j’ai fréquentées et le milieu où j’ai grandi on ne donnait pas de Bible aux filles ou alors on se contentait de leur offrir des versions édulcorées, des « morceaux choisis » arrangés à leur intention. J’imagine qu’on pensait qu’il y avait trop d’hommes, trop de femmes entreprenantes et trop de désordre familial dans la « version originale »... Travailler sur ces livres était une occasion de revenir au texte sans filtre correcteur, sans censure préalable.

2. Élevée dans la « bonne » tradition catholique, il n’y a eu dans mon enfance que des missels et jamais de Bible. Ce qui fait une énorme différence. Et donc la connaissance « par cœur » des Évangiles, mais quasi anecdotique, par fragments, par saynètes : Jésus multiplie les pains, Jésus soigne les paralytiques, Jésus suscite une pêche miraculeuse, un ange rend visite à Marie, Marie se rend auprès d’Élisabeth, etc. Des bribes d’épîtres de Paul, quelques psaumes tronqués. Et enfin les grandes scènes - mais dans des versions picturales, cinématographiques, musicales - des livres de l’Ancien Testament. Les lectures que j’ai faites plus tard de la Bible, en tant que livre, ont été laborieuses. Une drôle d’oscillation, en somme, entre le stupidement familier et le bizarrement étranger que la participation à cette traduction me proposait de dépasser.

3. Les difficultés sont venues de l’assignation des rôles des uns et des autres à l’intérieur du tandem. Car en fait les exégètes sont aussi des écrivains et les écrivains ont tendance à jouer aux exégètes. C’était d’ailleurs très drôle de voir comment chacun avait envie d’être à la place de l’autre. Mais je pense que l’idée d’associer deux personnes aussi différentes à la traduction d’un même livre était bonne car chacun obligeait l’autre à sortir de ses habitudes de pensée et ses tics d’écriture, chacun obligeait l’autre à plus de rigueur.

Les difficultés sont venues surtout des livres que j’ai traduits, en l’occurrence les Actes et l’Évangile de Luc. Luc est un auteur-religieux parfois subtil, le plus souvent soumis au projet d’édifier et de convaincre. Doté d’une bonne dose de rhétorique. À laquelle le traducteur est à son tour contraint de se soumettre s’il veut lui demeurer fidèle. Contrairement à beaucoup de livres de la Bible, ce sont des textes qui débordent peu leur mission apologétique. Ce qui a fini de rendre ce travail difficile est qu’il plane toujours autour des Actes une certaine lourdeur diplomatique. Après tout c’est un des premiers manifestes chrétiens et il ne peut être anodin de le traduire.

4. Non, parce que ce que j’écris n’a rien à voir. Je n’écris pas de textes religieux et Luc ne faisait pas de littérature. Cela a modifié profondément en revanche ma lecture des livres de la Bible. Ceux que j’ai traduits et ceux que j’ai lus ou entendus dans les traductions faites par les autres tandems.