marché, marcher (pourquoi le libéralisme est intéressant malgré tout)

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Il règne sur l’Etat, sur le marché, sur la liberté, sur la communauté, sur l’universel et l’intérêt général, de curieux raisonnements qui soumettent les mouvements minoritaires actuels, les ONG, les écologistes à un petit chantage réglé. Ils sont sommés de s’en tenir au statut d’un social sans phrases ou bien de basculer franchement dans la politique. Ainsi Jean-Christophe Cambadélis avait-il vertement tancé dans une tribune du Monde les signataires outrecuidants de l’appel « Nous sommes la gauche » en 1997. Aux mouvements sociaux le rôle apolitique et sociologique de clignotants objectifs, expliquait-il. Aux partis politiques l’unicité du projet. Aux communautés d’affirmation dans la sécession minoritaire (j’évite à dessein le terrain miné de la conscience identitaire), il est opposé soit l’universalisable républicain soit, plus subtilement, un individualisme anarchoïde et exacerbé, produit dérivé des intérêts privés. Aux regroupements transversaux qui réunissent autour d’un combat des individus malgré le clivage de leur appartenance à des classes sociales, il est reproché d’être la forme achevée du « dépassement » de la lutte de classe. Les classes moyennes ne s’avoueraient même plus telles et leurreraient ainsi au passage l’ancien et le nouveau prolétariat. Cette accusation ne vise pas seulement les transversalités communautaire, ethnique, sexuelle. Elles s’appliquent aussi à la catégorie des précaires, des intermittents, qui comme les fraternités générationnelles alimenteraient l’illusion transversale d’un même destin alors qu’en longitudinal les fractures patrimoniales (de capital social au sens bourdieusien) s’avèrent déterminantes. Les mouvements sont donc renvoyés à l’agitation ou illusoire qui cimente des alliances contre-nature. « Vous n’êtes pas ce que vous croyez être. » Déjà, de Raymond Aron aux marxistes-léninistes dogmatiques, expliquait-on aux étudiants de 1968 qu’ils étaient essentiellement des petits, moyens ou grands bourgeois et par accident des rebelles, parce que « déclassés ». Aujourd’hui où l’on ne peut plus sans susciter l’hilarité traiter les étudiants de privilégiés, pour jeter l’opprobre sur les nouveaux contestataires, apparaît dans les cercles républicains des quinquagénaires hargneux l’accusation suprême d’individualiste néolibéral ou de coupable indulgence envers le nouveau Satan de la mondialisation, ou encore d’alliance objective avec le très réactionnaire Hayek. Contestez-vous le présupposé jamais démontré que l’Etat de la République incarne l’intérêt général, le bien commun, plaidez-vous pour restreindre son périmètre, vous voilà complice de l’offensive généralisée contre l’Etat Providence, contre la qualité des équipements collectifs. Vous défendez la liberté de circulation des hommes, et donc le caractère injustifiable des législations nationales qui entravent l’immigration, vous voilà l’allié des marchands d’hommes et de la surexploitation. Vous défendez l’idée d’un revenu garanti ou de citoyenneté, vous voilà mis dans le même sac que les liquidateurs d’usine, les délocalisateurs, et les économistes libéraux qui proposent une allocation universelle. Vous avez beau expliquer qu’un revenu garanti pour tout individu équivalant au SMIC ou au trois-quarts du Smic, ce n’est pas la même chose que les 1 800 formation par mois pour solde de tout compte proposé par Yoland Bresson, ou que 2/5e de Smic pour une famille, vous êtes estampillé par nos modernes inquisiteurs de libéral ou de crypto-libéral. Défendez-vous les médicaments génériques à bas prix, produits par les laboratoires qu’ils soient privés ou publics, vous voilà pour le démantèlement de la recherche publique et nationale.

La question du « libéralisme » se retrouve partout. Elle innerve l’ambiguïté du mouvement anti-mondialisation.

Ecartons d’emblée un reproche grotesque fait à Attac par Alain Minc et que Bernard Cassen dissipait aisément : être contre la mondialisation aujourd’hui, celle pilotée par le G7, ne veut pas dire être contre toute forme de mondialisation. C’est en vouloir une autre. De même, n’en déplaise à la nouvelle Sainte Alliance de François Ewald avec Dominique Lecourt contre José Bové, s’attaquer aux plantations d’OGM faites en France sous l’égide d’organismes d’Etat, ne veut pas dire être contre toute forme d’OGM, c’est simplement refuser de donner un blanc-seing à ce même Etat. En matière de nucléaire, de sécurité alimentaire, de transfusion sanguine, les certitudes étatiques et celles des lobbies industriels ne valent guère mieux que les assurances de l’Etat soviétique en matière de biologie, de nucléaire ou de libertés publiques. Dominique Lecourt qui a étudié le cas Lyssenko et la fameuse querelle « science bourgeoise / science prolétarienne » devrait s’en souvenir. Les ONG nous ont appris à nous méfier des « experts commis par les gouvernements ». Il n’y a pas une science d’Etat et des sauvages qui refusent le risque, promu au rang d’essence nouvelle des démocraties par F. Ewald, il y a de la science tout court, un usage citoyen de la science, et une religion étatique de la science, c’est-à-dire un usage manipulateur de la science.

Cela écrit, la question du libéralisme me sépare (suis-je seul ? je ne pense pas) de nombre d’opposants vaillants à la mondialisation capitaliste. Si la tradition révolutionnaire a semé la fraternité en nos cÏurs, si l’héritage communiste (et chez les dominants, la menace de l’homme au couteau entre les dents) a ancré en nous (et dans la société européenne) l’exigence d’égalité sociale, de parité citoyenne, le besoin de la liberté provient d’une autre tradition, d’une tradition plus vieille dont le libéralisme bourgeois a su très intelligemment se présenter comme le héros et l’exécutant testamentaire. Je ne crois pas, contrairement aux oppositions passablement académiques et aux contorsions des spécialistes de l’économie de la redistribution des revenus qu’il faille choisir entre la liberté et l’égalité, ou que pour avoir la liberté civile, il faille renoncer à l’égalité sociale et vice-versa [1]. Ce type de chantage de la guerre froide a été le ciment du mur de Berlin, et ce dernier s’est écroulé du côté est quand la multitude déjouant le gouvernement scientifique des « classes sociales » a refusé de sacrifier la liberté indéfiniment à l’égalité. Un autre mur s’écroule à Gênes et à Seattle quand une foule bigarrée, contradictoire, refuse de sacrifier sur l’autel de la liberté de commerce l’égalité de vivre, de créer, de préserver l’Umwelt où nous respirons, où nous désirons, où nous voulons circuler.

Nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas accepter le compromis d’un peu moins d’égalité pour un peu plus de liberté, ou un peu plus d’égalité aux dépens de la fraternité. Certes, cela implique de revivifier la tradition marxiste d’un refus d’une liberté formelle qui ne serait pas ancrée dans des droits économiques et sociaux garantissant l’égalité. Mais cela suppose aussi un autre mouvement complémentaire. Nous ne pouvons pas (c’est malheureusement l’erreur qu’a commise le mouvement ouvrier et il l’a payée fort cher) abandonner la liberté au libéralisme, ni la tradition politique du libéralisme aux multinationales et aux néolibéraux. Autrement dit la liberté n’est pas une question formelle, et la dynamique dont a profité le libéralisme n’est pas soluble dans le trend de l’accumulation du capital. Tout l’effort que j’ai entrepris dans mon livre De l’esclavage au salariat tend à arracher la liberté au marché et au libéralisme. J’y reviendrai.

Si l’on transportait un homme du XVIIe siècle dans le vocabulaire politique actuel, rien ne le surprendrait probablement plus que le glissement qui s’est opéré dans le terme de « libéral » et sur le domaine dénoté. En français - moins en espagnol ou en portugais, ou en anglais ou allemand -, un libéral aujourd’hui se dit presque exclusivement d’un partisan de la libre entreprise, des privatisations, de la liberté économique, du libre-échange. De libéralisme politique, quasiment aucune trace, si ce n’est comme regret d’une absence. Il n’y a plus, depuis Tocqueville, de libéraux au sens politique en France. Dans les pays latins soumis à la férule de l’Eglise tard dans le XXe siècle, ou dans les pays anglo-saxons, le libéralisme politique se charge d’une forte connotation de refus du pouvoir de l’Eglise ou de l’arbitraire du pouvoir de l’Etat. Chez nous, le libéralisme n’est plus une doctrine politique, mais quasiment une idéologie patronale, une apologétique peu sophistiquée du « marché » et de ses « douceurs ». Son corpus pour le coup « néolibéral » consiste en quelques axiomes économiques qui tiennent dans la « courbe de Lafer » jamais démontrée qui dit que trop d’impôt tue l’impôt et la prospérité, dans la supériorité de l’allocation des ressources rares par le mécanisme d’un libre marché [2]. Ajoutons la supériorité du libre-échange sur le protectionnisme, le caractère indispensable de la propriété privée (exclusivité, aliénabilité, divisibilité des biens) et la moindre efficacité des monopole, oligopole, monopsone et oligopsone. En clair, l’efficacité du marché est la meilleure possible quand on se trouve en présence d’un grand nombre de producteurs et de consommateurs qui ne se coalisent jamais. On en déduit que l’Etat doit être réduit aux fonctions minimales de producteur des biens publics comme la sécurité. L’optimum de Pareto, qui est la traduction économique du principe que la liberté peut s’exercer sans entrave tant qu’elle ne diminue pas celle d’autrui, établit le résultat redoutable que l’allocation de ressources optimale est indépendante de la répartition initiale des revenus. L’optimum économique se sépare donc de l’objectif politique de la répartition plus égalitaire des revenus.

L’économie académique, formalisée de façon élégante dans le modèle néoclassique standard, a besoin, pour construire un modèle pouvant atteindre l’équilibre général, d’agents individuels indépendants les uns des autres (consommateurs, entreprises), rationnels, c’est-à-dire utilisant des fonctions de maximisation de leur utilité sous contrainte de ressources budgétaires, l’Etat étant un agent exceptionnel et déviant, dont le rôle est de garantir le respect de la liberté d’échange et le respect des droits de propriété individuels. Un économiste comme Kenneth Arrow a souligné cependant sur le plan pratique, et non plus sur celui d’un pur modèle théorique, les défaillances du marché dès qu’il est confronté aux interdépendances, aux biens collectifs. L’Etat se voit donc doté d’une solide place réelle, même s’il est un second best. En revanche Friedrich von Hayek, pourfendeur de Keynes, a produit une synthèse impressionnante du pur libéralisme (attaquant au passage Roosevelt d’avoir contaminé la doctrine occidentale de la liberté « par une conception complètement différente qui dérive de la révolution marxiste russe ») [3] et qui ne fait pas de l’Etat un bien moindre, mais une catastrophe.

Hayek se distingue parmi tous les autres économistes (sauf Ronald Coase) par son attention aux procédures juridiques et au droit résultant non pas simplement d’une disposition contractuelle ou conventionnelle nominaliste (ce qu’il appelle taxis), mais d’un ordre auto-constituant et réaliste qu’il appelle « cosmos » ou « ordre catalectique » qui présente les propriétés d’autorégulation par la connaissance humaine. Entre les néolibéraux mous et les intransigeants partisans de la révolution reaganienne, il existe un conflit qui s’est résolu par le cantonnement de l’intégrisme néolibéral dans l’université. Il devient, vulgarisé, soit une idéologie poujadiste de conquête du pouvoir, soit un langage de communication de l’administration, tandis que les pratiques des néolibéraux une fois dans l’appareil d’Etat se différenciaient assez peu de celle des gouvernements qui se drapaient dans un Keynes ramené par Hicks au bercail de l’orthodoxie.

Dans son corrélat politique, le néolibéralisme n’a donc pas grand-chose à voir avec le libéralisme du dernier économiste classique J. S. Mill. Pour ce dernier, l’Etat n’était pas vu comme produisant les normes et disant et exécutant le droit (conception au demeurant récusée par Hayek, qui est une vox clamans in deserto), mais comme une machinerie héritée de l’ère pré-industrielle qui doit se soumettre au Parlement, expression de la volonté générale du peuple représenté. D’autre part, Mill insiste fortement sur la liberté indispensable des citoyens et du salarié. Il est abolitionniste en matière d’esclavage. Les droits de la liberté de commerce et d’échange doivent découler de la liberté civique et non l’inverse. Dans la première moitié du XIXe siècle, le libéral est avant tout un partisan de la liberté civile et politique qui conçoit celle-ci comme seule capable d’endiguer l’ancien régime rétrograde et la menace révolutionnaire par l’établissement des intérêts généraux de la société, thème qui flirte avec l’utilitarisme de Bentham. La poursuite de son intérêt par l’individu est compatible avec l’augmentation du bien commun, pourvu que les libertés fondamentales soient garanties constitutionnellement. Les libéraux sont donc pour la monarchie ou la République constitutionnelle. Ils sont tempérés, raisonnables dans l’usage de la richesse (ni prodigues, ni avares) comme des constitutions. Et qui sont-ils ? Des bourgeois ou des aristocrates éclairés. Littré se réfère au sens latin des citoyens affranchis, libérés de la servitude du travail manuel et de la pauvreté.

Après les excès de la Révolution et de la réaction Metternichienne en Europe (en particulier sur le délicat problème de la séparation de l’Eglise et de l’Etat) les libéraux sont la gauche et pas l’opposition de sa majesté. En Allemagne, ils font l’objet de la censure et de mesures de bannissement. La gauche hégélienne est libérale. C’est là que Marx commence son apprentissage politique. Sa rupture avec les partisans de la monarchie constitutionnelle le fera basculer dans la catégorie des révolutionnaires. Et l’Amérique Latine nous enseigne l’étroite parenté qui existera entre les véritables libéraux et les partisans d’un changement radical. Car les libéraux sont les premiers à mener la décolonisation blanche de l’Amérique espagnole. L’étendard du libéralisme politique est plus rouge à son aurore que bien des manifestations de la gauche des notables du début du XXe siècle. La conversion du libéralisme politique en doctrine de la droite raisonnable s’est faite avec l’émergence d’une intransigeance d’un nouveau genre, prolétarienne, populaire, et l’apparition d’un véritable parti catholique rallié à la République. La foule, le peuple ne sont pas « libéraux ». Seuls des individus le sont, superbes, isolés, sans troupe : Lafayette, Lamartine, Marx avant sa rencontre avec Engels. Avec l’arasement progressif de l’ancien régime de l’Etat, le message libéral d’instauration d’un Etat de droit se transforme en simple tempérance de l’inégalité sociale. La liberté individuelle garantie, la charité ou plus audacieusement des « politiques sociales » deviennent les conditions de préservation de la propriété bourgeoise et de la liberté des citoyens acquittant l’impôt. On trouve même des libéraux dans les Eglises chrétiennes ou juives qui veulent limiter l’autoritarisme de la hiérarchie ou des interdits et qui veulent une doctrine de rechange à la théorie de la libération développée par les mouvements utopistes et communistes. Mais le libéralisme va basculer du côté droit de l’échiquier politique essentiellement parce que les mouvements sociaux deviennent surtout anti-capitalistes au point de contester la forme de la démocratie parlementaire représentative de matrice anglaise et non plus simplement républicains. Le libéralisme demeure un moment hésitant, puis dans la décennie 1860-1870, moment d’expansion impérialiste du capitalisme, une véritable révolution épistémologique (la révolution néoclassique) rend compatible la forme du marché avec la composition d’une multitude d’agents indistincts, non plus les propriétaires, mais les consommateurs, l’individu masse de l’âge moderne. Walras socialiste dans sa politique, adversaire de l’héritage, de la rente foncière, ne pense plus comme Ricardo à un monde de propriétaire et d’entrepreneurs, ou comme Marx à un monde de bourgeois capitalistes et d’ouvriers, mais à une démocratisation de l’économie par le modèle général du marché dans un continuum social. Ce paradigme puissant à l’intérieur de l’Europe combiné à l’exception coloniale (car l’impérialisme monopoleur réalise le contraire du programme walrasien) et aux purges des crises financières, ancre définitivement le libéralisme du côté de l’économie et du capitalisme. A partir de l’avènement de la Révolution russe, les positions sont chiasmées. Les libéraux russes comme Stolypine ne sont pas des réformateurs politiques pour tempérer l’autocratie russe, ils veulent des réformes économiques, y compris en usant de la force, pour conjurer le spectre de 1905. Plus le mouvement ouvrier s’éloignera du modèle parlementaire bourgeois vers la « dictature du prolétariat » du socialisme autoritaire, plus le libéralisme recouvrera une seconde jeunesse. L’avènement des « totalitarismes » scindera les libéraux. D’un côté les adversaires résolus du fascisme, du nazisme, du corporatisme franquiste comme de la dictature du socialisme réel, exigent le préalable du rétablissement des droits fondamentaux de la liberté de réunion, d’association, de presse (sans parler de la question non négligeable des persécutions raciales à l’égard des Juifs). De l’autre, le gros bataillon des libéraux économiques choisit l’accumulation capitaliste, la défense de la propriété, en fermant les yeux sur la forme autoritaire de l’Etat (modèle repris par les militaires en Amérique Latine). Le néolibéralisme sous la pax americana après la chute du socialisme réel dilue nettement le dernier ferment d’opposition dont avaient été porteurs les libéraux. Le marché et la démocratie bourgeoise n’ayant plus de contre-modèle, le néolibéralisme est absorbé presque totalement dans la sphère économique, excepté peut-être quand les débats de « société » sur la liberté d’éduquer les enfants dans la religion ou la langue des parents rappellent les grands combats des libéraux et des libertins.

Alors pourquoi ne pas laisser le libéralisme au néolibéralisme ? Parce qu’entre-temps la société du capitalisme molaire est devenue aussi une société moléculaire de l’individualisme, que la liberté civile de la sphère publique se trouve englobée dans une libération de l’individu privé. On ne comprend pas le pouvoir de séduction de la consommation de biens, de la circulation de marchandises, de l’échange de connaissances, si l’on ne se réfère pas à une genèse plus profonde de la liberté. L’opération que le libéralisme occidental, pour parler comme Hayek, a menée à bien au XVIIe siècle fut de souder la naissance de l’individu qui émerge comme sujet politique, tout comme le contrat à la base de la délégation de souveraineté de la part de celui qui devient citoyen, à la propriété illimitée. C. Macpherson a décrit ce processus chez Hobbes et chez Locke. Au caractère entier de la délégation du pouvoir correspond non seulement l’état de guerre, mais aussi et surtout se trouve réalisée l’unification de l’usus, du fructus et de l’abusus dans le droit de propriété, et avec elle la possibilité même de la séparation de la valeur de la valeur d’usage... L’accumulation de richesse illimitée, donc de capital, devient possible parce que la propriété des biens devient elle-même illimitée en intensité, son extension étant simplement bornée par l’existence d’autres propriétaires de même étoffe. Cette genèse de la liberté politique à partir seulement de la propriété, du commerce et du marché fonde simultanément la science politique du contrat et l’économie politique de l’accumulation. C’est à partir de cette déduction rationnelle qu’a été construit l’esprit du libéralisme économique dans son lien étroit avec la liberté politique des individus. J’ai essayé de montrer [4], relisant les Niveleurs, les discussions de Putney (1647) [5] et l’interprétation qu’en donnent E.P. Thompson [6] et C. B. Macpherson [7], comment ce détour du suffrage censitaire (qui impose aux pauvres de s’enrichir pour accéder à la citoyenneté), n’avait pas été une invention ex nihilo. Il faut remonter plus haut dans le temps, à la naissance de l’individu et des marchés d’affranchissement, pour comprendre où les Indépendants et Cromwell avaient été chercher le précieux lien entre la dynamique de l’accumulation et la libération politique. En fait il faut remonter à la libération médiévale de l’esclavage et du servage décrite admirablement par P. Dockès [8] et R. Hilton [9]. La véritable généalogie de l’individu, du contrat et du marché n’est pas livrée par une structure dialectique où l’individu libre serait le résultat et le dépassement d’une thèse (l’asservissement politique collectif de l’ancien régime), et d’une antithèse (la création des droits de propriété et le développement du marché économique). L’esclave et le serf font sécession politique et économique et ce faisant, ils confèrent à la vis activa le ressort que leur confère la recherche de leur libération : leur conquête de la liberté de circuler librement (la première étant celle de quitter la terre, de rompre le contrat asservissant, exactement comme le peuple juif en Egypte dans Exode [10]). C’est-à-dire qu’ils inventent ce qui est efficace dans le marché, sa mobilité (chez Marx l’explication réelle de la péréquation des taux de profit). La marche de libération ouvre la route au marché de la liberté et à celui des droits de propriété.
Il existe (et je l’ai montré pour le marché du travail libre qui fut inventé par les esclaves dans leur lutte contre l’esclavage) donc un lien très profond entre la liberté et le marché, et le libéralisme historique l’a bien compris. Simplement il présente ce lien à l’envers : la liberté politique est déduite par les partisans de Cromwell du marché, comme Locke déduit l’individu à la conquête du monde et des libertés de la propriété illimitée bourgeoise. Mais le marché est une conséquence de la liberté d’entreprendre (mais d’entreprendre sa libération et non d’assujettir plus de travail dépendant) et, oui, une conséquence de la marche vers la liberté. De même, la propriété encadrée par les propriétés communes ou publiques, et même la propriété bourgeoise, est une captation par le marchand du désir illimité de liberté du paysan ou du travailleur hors corporation qui veut mettre entre le Seigneur et lui une montagne de garanties juridiques, les remparts des villes libres et la possibilité de faire ce qu’il veut de sa famille, de son corps, de sa terre.

La thèse d’Alan Macfarlane fit au reste quelque bruit en 1978 [11]. Elle remet en cause la thèse de l’invention britannique et protestante des droits de propriété privée et de l’individu moderne. Les révoltés de 1351, ancêtres des Niveleurs, comme les multiples mouvements hérétiques, les tenaces et patientes manÏuvres économiques des serfs, puis des paysans, pour déserter les villages, ou squatter des villes ou des terres, toutes choses que l’on retrouve dans la genèse, chez les esclaves de plantations, du salarié de la manufacture, sont des preuves autrement plus convaincantes de la genèse de l’individu. Le contractualisme est une vaste opération de diversion. Le marché contient bien trop de recherche de liberté, de richesse en agencements sociaux antagonistes pour être laissé à la morne accumulation économique ou à la sphère restreinte, secrète, inaccessible du capital financier que Braudel distingue à juste titre du marché.

Le marché est politique, il est plein de bruit et de fureur (même dans la mondialisation actuelle avec ses spéculations folles, ses errements), il ne peut être séparé de la marche vers la liberté, des tentatives de libération. Le libéralisme a affûté ses armes en apprenant à retourner cette marche vers la liberté en marché de la liberté politique, c’est pourquoi il est toujours intéressant. Il ne faut pas cesser de le surveiller. On apprend plus sur la composition réelle des multitudes du Sud dans la mondialisation en lisant L’autre sentier d’Hernando De Soto, ou son dernier ouvrage The Mystery of Capital [12], qu’en dénonçant abstraitement le capitalisme.
Sans une réévaluation complète de l’importance du libéralisme, on risque de ressasser les mêmes erreurs que celle du communisme sur la question paysanne, sur les libertés « formelles », sur l’Etat, sur la citoyenneté.

Trois remarques pour souligner enfin la distance radicale qui existe entre le libéralisme et le néolibéralisme. Cet écart obère fortement, à mon sens, les stratégies de dénonciation de la mondialisation à partir de l’hypothèse simpliste d’une résurgence.

1) Le marché domine certes la planète dans les têtes comme modèle, mais jamais on n’a vu un rythme pareil de concentration, de formation de mégafirmes en particulier dans le domaine des communications, de production de logiciels. Le capitalisme triomphant comme modèle mondial s’éloigne dans la réalité de plus en plus de la représentation d’une multiplicité de petits producteurs et offreurs procédant à des échanges décentralisés où l’Etat, la grande entreprise seraient là pour la figuration. En ce sens, le libéralisme est derrière nous. Et le néolibéralisme n’aura été que l’idéologie de passage à un degré de concentration du capital jamais vue jusqu’alors, comme la façon commode de lever des capitaux sur la création de titres de propriété boursiers, puis d’exproprier les petits porteurs de titres du Nasdaq.

2) Jamais non plus on n’a autant entendu, vu, disséqué dans des procès les innombrables formes de marchés truqués en tout genre. Nous ne vivons pas dans un monde de marché mais dans un monde de quasi-marché. Plus on est dans le marché dit « pur et parfait », plus les imperfections s’allongent. Le marché est une simulation au double sens du terme, et un simulacre.

3) L’Etat est comme une entreprise. Sa gestion requiert des procédures qui ressemblent de plus en plus aux grands conseils d’administration des entreprises, tandis que ces dernières incorporent dans leur gestion des normes sociales (la corporate governance, les fonds de pension, le mécénat artistique comme appendice du développement local). Aussi ne devient-il plus très pertinent d’opposer l’Etat et le marché. L’interpénétration Etat-entreprises peut se résumer à cet étrange triomphe du semblant : la firme est un quasi-marché, l’Etat est une quasi-entreprise, le marché est une quasi-société. Ce monde du « comme si » se retrouve exactement dans le préfixe « néo » du néolibéralisme. Généralement les néo en art comme en politique ont un parfum de réaction, de nostalgie sans avenir. Le monde actuel fait du quasi-libéralisme, comme si nous étions encore à l’aube du capitalisme industriel et de la naissance des grandes démocraties de masse.

4) C’est ce quasi qui résiste pourtant à la simple dénonciation idéologique. Dans ce jeu des semblants, je persiste à lire des espoirs, des fuites. Il y a des dupes, mais pas forcément toujours les mêmes. Là où il y a les conseils d’administration des banques centrales, des grandes firmes transnationales, le décodage s’avère extrêmement complexe et abstrait. Mais là où vous rencontrez le bruissement des marchés, cherchez bien, une fugue vers la liberté, en contrepoint, précise, ironique, subversive n’est pas loin. C’est sur cette carmagnole-là qu’il faut faire danser le capitalisme.

Notes

[1J. Rawls, rappelons-le, subordonne dans sa Théorie de la justicel’égalité à la liberté à partir toutefois d’un « niveau de revenu minimum ». Ainsi la liberté peut être sacrifiée dans les situations de sous-développement. Pour une pensée exactement inverse sur le fond, voir Amartya Sen.

[2A savoir une confrontation des quantités demandées et offertes établissant simultanément un prix et un équilibre, c’est-à-dire pas de stocks invendus et pas de demande insatisfaite.

[3F. Von Hayek, Law, Legislation, and Liberty, 1982.

[4Y. Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat, Economie historique du salariat bridé, 1998, pp. 326-335.

[5Sur les Niveleurs et le débat en eux et les Indépendants partisans de Cromwell, l’anthologie de Vittorio Gabrieli (Puritanesimo e Libertà, Dibattiti e Libelli, Einaudi, 1952) reste excellente.

[6Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise (Gallimard, Le Seuil, 1988 ; Victor Gollancz, 1963, pour l’édition originale).

[7Crawford B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Gallimard 1972 (Clarendon, 1962).

[8Pierre Dockès, La libération médiévale, Flammarion 1980.

[9Rodney H. Hilton, Les mouvements paysans et la révolte anglaise de 1381 (Temple Smith 1979, 1973 pour l’édition anglaise originale).

[10Je renvoie ici à ma relecture du combat hégélien du maître et de l’esclave, in Multitudes n°6, automne 2001, animé du même souci de débusquer la fausse généalogie « dialectique ».

[11La thèse de Macfarlane a été présentée et discutée dans R. J. Holton, The Transition from Feudalisme to Capitalism, Macmillan 1985.

[12The Mistery of Capital, Why Capital riumphes in the West and fails everywhere else, Basic Book 2000.