Vacarme 18 / Processus

haut les cœurs ! entretien avec Patrick Sobelman, producteur

Patrick Sobelman est producteur indépendant aux côtés de Robert Guédiguian à Agat Films & Cie - Ex Nihilo. Cette société bicéphale a produit, entre autres, Vénus beauté (Institut), Haut les cœurs !, Roberto Succo, ainsi que les prochains films d’Emmanuelle Cuau, d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau et de Lucas Belvaux.

Comment devient-on producteur ?

D’abord par amour, je dirais par amour et par incapacité : par amour du cinéma en général, et par incapacité à se projeter dans un métier où le créatif est plus fort, comme la réalisation. J’ai fait des études de commerce, il y avait une filiation à peu près naturelle avec le métier de producteur... Le chemin a paru très long, quatorze ans avant de produire un premier long métrage. Des années où j’ai produit beaucoup d’autres choses : films de pub, films institutionnels, clips, génériques télé, art vidéo, magazines, documentaires, animation, images de synthèse.

Il y avait l’image du « producteur éclairé » derrière ce désir ?

L’imagerie du producteur est celle du joueur. Il y a eu une époque, qui date évidemment du cinéma d’Hollywood, où produire c’était mettre sur la table tant de millions de dollars... Ça rentrait ou c’était perte sèche. Aujourd’hui il est évident, en tout cas en France, que ce n’est pas sim-ple. Le métier de producteur, c’est réunir de l’argent auprès de certains organismes financiers et puis, en se débrouillant plutôt bien, essayer d’en garder un peu pour soi, une fois qu’on a remboursé les autres.

Ce qui veut dire qu’on est moins poète et forcément plus financier ?

Il est vrai qu’aujourd’hui le producteur est plutôt un gestionnaire de l’argent des autres. Après, il y a des différences notables qui relèvent davantage de la nature des relations entre le réalisateur et le producteur. Le pari d’un producteur indépendant, c’est justement de permettre d’exister à des films que le marché ne veut plus - ou plus exactement dont certains passeurs veulent nous faire croire que ce marché ne veut plus. Là, le métier de producteur redevient passionnant. Amener un projet auquel on croit, un film d’une écriture qu’on a envie d’imposer dans un vent contraire au marché, c’est là que ce travail devient créatif. Il ne s’agit pas simplement d’aligner des comptes, trouver de l’argent à un moment donné relève aussi de la poésie.

Vous créez une société de production, Ex Nihilo, qui finalement s’associe avec le collectif Agat Films cofondé par Robert Guédiguian, Alain Guésnier, Annie Trégaux. C’est une manière de partager les risques financiers ?

Quand j’ai rencontré le collectif d’Agat Films, je produisais des OVNI, eux des documentaires et du spectacle vivant. C’est ensemble que nous avons appris à faire de la fiction, à l’exception de Robert Guédiguian qui était le seul à avoir cette pratique. On a gardé le nom des deux boîtes, par fainéantise. Mais il ne s’agit pas d’une question de partage de risques.

Pour Guédiguian, rentrer dans une structure de production, cela signifiait avant tout produire ses films ?

Au départ, Agat Films est un collectif de réalisateurs, qui crée un outil de production pour réaliser ses propres films. Robert a toujours été dans une pratique très collective. Ses films le racontent, mais sa pratique quotidienne aussi, parce qu’il est très attaché à ce que raconte un outil de production. Pour lui, faire un film c’est aussi se demander comment on le tourne, dans quelle économie, avec quels moyens, dans quel rapport aux autres ? Si quelqu’un a intégré une harmonie de rapports entre le contenu de ses films et les moyens avec lesquels il les tourne, avec une cohérence là-dedans qui raconte quelque chose, et qui se voit à l’image, c’est lui. Par ailleurs, il n’avait pas envie de produire personnellement d’autres films que les siens, plutôt d’avoir son outil. Il est donc logique qu’il s’associe avec d’autres producteurs, qui amèneront ce que lui suscite comme envie. Guédiguian amène beaucoup de réalisateurs à nous rencontrer.

Question naïve : d’un point de vue strictement financier, le producteur, c’est celui qui amène l’argent, celui qui trouve de l’argent, celui qui garantit la viabilité d’un projet, du départ au résultat final ? En gros, comment fonctionne Ex Nihilo ?

Un producteur délégué, c’est quelqu’un qui garantit à tout le monde, aux équipes techniques, artistiques et financières, qu’à la fin il y aura un film, qui sera sur un support, diffusable. Il travaille en amont, en suscitant ou recevant des projets - il les lit, les accompagne, réunit des financements, mène à bien toutes les opérations qui amènent à la réalisation du film ; et en aval, parce qu’il protège les intérêts de tout le monde - y compris les siens - il assure que le film sera exploité, montré, diffusé dans les meilleures conditions possibles. Produire un long métrage est un processus long, qui peut prendre trois ou quatre ans.Il y a des étapes extrêmement différentes ; leur seul point commun, c’est que le réalisateur et le producteur font route commune du premier au dernier jour.

La budgétisation d’un film intervient-elle dès la décision prise de le produire ?

Oui, car il faut savoir de quoi on parle. Les stratégies ne sont pas les mêmes si on va chercher 8, 22 ou 50MF. Ce ne sont pas les mêmes partenaires, ni la même configuration. Il n’est pas nécessaire de monter un budget pour savoir si on est dans la zone 8 ou 50. Par contre, on a besoin de savoir si c’est 8 ou 10 ; 25 ou 32 ; 52 ou 68. Il y a donc tout d’abord une phase de budgétisation décisive. Une fois ce chiffrage effectué, le producteur définit une stratégie : va-t-on sur-financer le film, quitte à ne garder aucune part de recettes en assurant ses frais généraux ? Ou bien prend-on le risque de le sous-financer pour garder des parts de recettes, parce qu’on croit vraiment à ce projet, à son succès ? Ce sont ces stratégies-là qu’il faut mettre en jeu, parmi d’autres. Ensuite, il faut envoyer le scénario en lecture à Canal+, à des distributeurs, à des Sofica, à des chaînes de télévision. Et attendre des retours - là on a moins de choix.

La question de savoir a priori si le film va marcher se pose-t-elle dans la décision de produire ?

Je ne peux pas parler dans l’absolu, mais à Ex Nihilo cette décision n’est pas liée au fait de se dire « ça va marcher ». Quand je me lance dans le projet de Dancing de Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard, ce n’est évidemment pas en me disant que ce film va faire deux millions d’entrées. Mon désir vient d’ailleurs, du rapport que j’entretiens au cinéma ou à un auteur.

Je demande au collectif de producteurs de Agat - Ex Nihilo leur avis sur le projet. Ce sont des avis purement consultatifs. La décision de le produire m’appartient, sauf s’il faut que la société investisse et prenne une part de risque sur le financement. Le moment où l’on prend la décision de produire est passionnant. L’écriture ne signifie pas que le film se fera. Il arrive un moment où il faut donner sa réponse au réalisateur, alors qu’on n’a certainement pas réuni tous les éléments pour décider. Et c’est un pari à faire, un jeu à jouer.

On constate que les investissements des chaînes hertziennes se portent de plus en plus vers les grosses productions tandis que la part des films à budget moyen tend à diminuer sensiblement. Est-ce un problème auquel vous êtes confronté ?

Il est intéressant d’étudier la rentabilité des films en fonction de leur budget. Les petits budgets sont bien souvent les plus rentables. On en sait quelque chose : Marius et Jeannette, c’est 615 % de retour sur investissement. Les gros budgets aussi, mais c’est plus aléatoire. Statistique-ment, les films dans la fourchette de 20-35 MF sont plus difficilement rentables. Le montage financier d’un film de 60 MF peut se faire avec trois lignes de financement, trois coproducteurs qui vont mettre beaucoup d’argent. Pour un film à 20-30 MF il faut dix lignes de financement, qui coûtent cher, parce que c’est un assemblage compliqué. Le producteur n’y gagne rien parce qu’il est obligé de céder beaucoup de parts. À l’inverse, l’avantage des films qui coûtent très peu cher, c’est au moins la liberté de ne pas avoir besoin de coproduction avec la télévision. Dancing de Trividic et Bernard est quasiment tourné sans apport extérieur mais je récupère tout à l’arrivée.

À l’inverse, peut-on produire un film en décidant de céder toutes ses retombées financières ?

Quand nous avons produit Roberto Succo, au premier franc investi, nous avons cédé 97 % des parts. Je cite cet exemple, mais ce n’est pas le seul. Au départ, on a l’impression qu’il existe quinze stratégies possibles, toutes plus savantes les unes que les autres. Quelques mois plus tard, la réalité nous en impose une : on a eu l’avance sur recettes, Canal+ et une chaîne hertzienne sont entrées dans le projet, ainsi qu’une Sofica, et un distributeur. La seule possibilité de produire le film est alors de mettre tout le monde en participation.

Vous arrive-t-il d’interrompre la production d’un film parce qu’il manque une part de financement ?

Il n’y a pas de raison d’être les seuls à prendre un risque, donc on va le partager avec les équipes du film. C’est pour ça qu’on a en général des salaires en participation. À l’inverse, on ne peut pas mettre des gens en participation - c’est-à-dire des gens qui ne gagnent pas ce qu’ils devraient gagner d’habitude - et pendant ce temps, couvrir ses frais généraux et s’en mettre plein la poche ; on est payés nous aussi en participation.

Réduire les coûts ?

Sur le film de Lucas Belvaux que nous produisons, on n’a pas réussi à trouver tout l’argent. J’ai dit à Lucas : on ne le tourne pas en 35, on le tourne en super-16. Par ailleurs, les gens sont en participation, les comédiens et les techniciens. À chaque fois c’est différent, mais les économies doivent se faire sans risque d’amoindrir le film. On peut dire aussi : au lieu de tourner en neuf semaines, nous tournons en huit. Ou alors c’est : au lieu du bord de mer, on va tourner en région parisienne. Ce sont des choses qui se voient à l’image, donc ce sont des décisions graves.

Toujours en amont, est-ce que les chaînes qui participent au financement d’un film ont les moyens d’imposer un changement de casting ?

Il y a un rapport de forces. Après, c’est au talent du producteur de leur faire oublier ça ; c’est un rapport de conviction et un rapport de forces.

Vaut-il mieux parfois laisser tomber plutôt que se compromettre ?

Pour les producteurs indépendants, ces rapports de forces sont souvent en notre défaveur : nous n’avons pas 1 000 projets dont les chaînes veulent coûte que coûte. Après, c’est toujours la même chose : je reviens vers le réalisateur et on discute sur la mise en danger du film. Et parfois on se dit : à ce prix-là, est-ce que ça vaut le coup de le faire ? De temps en temps, il faut dire oui, de temps en temps il faut dire non. C’est compliqué de dire non. Les chaînes voulaient que le projet de Haut les cœurs ! soit réécrit dans une certaine direction, moins douloureuse, avec moins de médical et plus de pathos. Nous avons refusé.

Dans les chaînes, il y a des gens qui ne sont pas dans le milieu du cinéma, qui décident en fonction des diffusions mais pas de la créativité. C’est inquiétant ?
Sur les mécanismes, oui, les gens des chaînes sont soumis à une règle télévisuelle, qui les éloigne des règles cinématographiques, parce que ce ne sont pas les mêmes : là où le cinéma cherche des objets uniques, la télévision cherche des objets reproductibles. En soi, le fait que les gens de la télévision prennent de plus en plus de poids dans le droit de vie ou de mort sur un film est extrêmement inquiétant : ça pousse le cinéma dans une direction qui n’est pas sa vocation naturelle.

Après, il y a les gens. Des gens à la direction des filiales cinéma qui savent lire un projet, qui aiment suffisamment le cinéma, qui sont capables de convaincre leur hiérarchie. Il faut se battre pour que dans les institutions, il y ait des gens formidables. Parce que quelle que soit l’institution - télévisuelle, bancaire ou autre - personne ne lira jamais mieux un projet que le réalisateur et le producteur, que les gens qui sont directement impliqués dedans. Donc il faut forcément croire à l’amour que des gens portent au cinéma, amour intéressé bien entendu.

Quand on lit les déclarations des dirigeants des grands groupes comme Vivendi-Universal-Canal +, on a le sentiment qu’ils ne parlent qu’en termes de rentabilité immédiate...

Cela dépasse largement le cinéma. Depuis Vivendi, Canal + ne travaille plus sur le même principe. Il s’agit maintenant pour eux d’assurer à leurs actionnaires la rentabilité de la chaîne et, ensuite, de voir ce qu’ils peuvent faire avec l’argent qu’il y a. Je ne sais même pas comment ça va marcher.Mais si ça marche, c’est évidemment à notre détriment.

Si cela ne marche pas, c’est encore pire. Nous avons le choix entre une normalisation très compliquée qui va éroder tout ce qui « dépasse » et une catastrophe totale. Alors, pour l’instant, il reste encore deux ou trois pare-feu que sont Pierre Lescure, Laurent Acid, des gens qui nous protègent encore d’une vague déferlante, mais pour combien de temps ? Tout va très vite. Avec l’antenne, il n’y a plus rien à faire. Il n’y a plus de documentaires, ni d’événements spéciaux, ni de programmes courts. Je ne connais plus de producteur qui travaillent avec Canal+.

D’une certaine manière l’air se raréfie du côté de toutes les télévisions, mais aussi du côté des exploitations, de la distribution, donc du côté aussi de la création. Pour que les films indépendants soient bons, il faut encore qu’ils existent « fort ». Et non pas l’inverse.

Les nouvelles technologies comme le DV changent-elles la donne ?

La filière numérique modifie des choses car elle permet de produire des films moins chers qu’avant. Mais cela a très vite des limites. D’abord le principal intérêt du DV ce n’est pas de produire moins cher, c’est de proposer une autre écriture comme le font Trividic et Bernard.

L’utilisation du DV pour tourner à l’identique ce qu’on ferait en 35 mm, ce n’est pas très intéressant, et je pense que ça va se planter.

Il n’y a pas de recette absolue. Je crois que le cinéma n’est jamais aussi intéressant et aussi fort que quand il est capable d’absorber des films en DV à moins de 2 MF à côté de films ambitieux et gonflés économiquement. En gros qu’il y ait une diversité. Le jour où il n’y aura plus que des films en DV ou que des films à plus de 50 MF, en super 35, ou en 70 mm, on aura l’air malin, on choisira entre quoi et quoi ? Ce qui est intéressant, c’est si toute la chaîne garde une certaine continuité. Évidemment, ce sont les extrêmes qui vont faire bouger. Ce qui est intéressant, c’est de repousser les limites, de trouver de nouvelles voies, à condition que le corps reste là. Si il n’y a plus de corps, il n’y a plus de sens, et donc plus de marge. Quand on dit aujourd’hui que les films à 20-35 MF sont en danger, c’est le cœur du cinéma français, ce qui a fait son succès, qui est en danger aujourd’hui. Et le succès du cinéma français, à mon avis, ne passera pas simplement par dix grosses machines. Ce qui fait le véritable intérêt du cinéma français, c’est qu’aujourd’hui il puisse quand même s’en produire 130 ou 140, et c’est parce qu’il s’en produit 130 ou 140 que dix grosses machines existent. Il ne faudrait pas que les groupes ou les institutions de ce métier oublient comment ont commencé des cinéastes comme Jeunet ou Besson.

Le cinéma américain revient à un cinéma indépendant ; des sociétés comme Miramax et Newline ont toutes créé des laboratoires dans lesquels puise le cinéma hollywoodien. Aujourd’hui je suis un peu inquiet. Beaucoup de gens disent : il y a un certain nombre de films dont on n’a plus besoin. Je crois qu’il y aura des films ratés, mais pas des films inutiles. Il est évident qu’il y a des gens pour dire que notre cinéma ne sert pas à grand-chose.

Si on en revient à Canal +, à quel avenir doit-on s’attendre ?

Quand seront renégociées les obligations de production en 2004, est-ce qu’il y aura des institutions étatiques assez conscientes du danger ? Est-ce qu’il y a une possibilité de remettre quelque chose à plat, comme dans les années 1980 où l’on a pu tout d’un coup décider que la télévision allait investir tant d’argent dans le cinéma pour sauver les meubles ? Tout ce qu’on peut espérer, c’est que l’autorisation d’émettre de Canal + sera subordonnée au respect de la chaîne vis-à-vis de ses engagements contractuels. Maintenant Canal+, « le diffuseur » qui est aujourd’hui le vaisseau amiral de la flotte européenne, le sera-t-il encore dans trois ans ? Tant que les 4,5 millions d’abonnés représentent la clé de voûte de l’ensemble, peut-être sommes-nous protégés. Mais quand je vois la façon dont Messier a obtenu, dans un bras de fer avec le gouvernement, la réduction sensible du prix du MTS sur les téléphones mobiles en menaçant de ne pas payer... Finalement il a payé et on a dit que le gouvernement avait gagné - mais une semaine après, on apprenait que le prix avait baissé de 800 millions. Qui a gagné, Messier ou le gouvernement ?