Les suites judiciaires de la mort d’Abdelkader Bouziane

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Dammarie, lieu de mémoire. Celle, cuisante, des non-lieux (affaire Bouziane). Celle, méfiante, de la désinformation, d’où l’enjeu de l’image (collectif POIS). Celle du deuil, familière jusqu’au rituel (Xavier Dem, un enterrement politique).

Le 17 décembre 1997, peu après 23 heures, Abdelkader Bouziane (16 ans) part au volant de la Volkswagen Golf blanche de sa mère, de Dammarie-lès-Lys vers Nemours, accompagné de son cousin Djamel Bouchareb (19 ans). Ils sont très vite pris en chasse par la Brigade Anti-Criminalité de Dammarie. Ils tentent de la semer et passent sans s’arrêter devant un premier barrage policier. La course poursuite continue dans la longue descente de l’entrée de Fontainebleau, qu’une autre équipe de la BAC venait de bloquer, requérant deux poids lourds, dans l’intention explicite d’empêcher la fuite des deux jeunes hommes. Les deux policiers qui tenaient le barrage, Laurent Lechiffre et Bernard Molines, avaient été avertis par radio de l’imminence du passage du véhicule en fuite. Les premiers policiers avaient tenu à ajouter que ce dernier venait de forcer un barrage policier : « Tu dis aux collègues de Fontainebleau de faire gaffe parce que le mec, il a essayé de nous foutre en l’air à Chailly-en-Bière. » À hauteur du barrage de Fontainebleau, les deux policiers tirent quatre balles. La première atteint Abdelkader Bouziane dans la nuque, qui décède durant son transfert à l’hôpital. Sitôt connue, la mort entraîne plusieurs jours d’émeutes à la cité de la Plaine-du-Lys de Dammarie.

Quatre ans de luttes judiciaires suivront, qui aboutiront à une décision de non-lieu par une chambre d’accusation. Un non-lieu n’est pas un acquittement, prononcé par une cour pour mettre la personne accusée hors de cause. Un non-lieu est une décision de clôture de l’instruction, prise lorsque les charges n’apparaissent pas suffisantes à l’encontre de la personne mise en cause. L’affaire, de ce fait, ne vient pas en jugement. La personne poursuivie n’est pas confrontée au jugement public. Au coeur de la bataille : la notion de légitime défense.

Le 19 décembre 1997, le procureur de la République ouvre une information contre X, du chef de violences avec usage d’une arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Le 9 janvier 1998, Djamel Bouchareb dépose plainte en se constituant partie civile, pour violences illégitimes (il dit s’être fait tabasser par les policiers dès l’arrêt du véhicule) et tentative de meurtre. Cette plainte entraîne l’ouverture d’une seconde information judiciaire, le 29 janvier 1998, jointe à la première le 25 février 1998. Le 12 mars 1998, Laurent Lechiffre et Bernard Molines sont mis en examen des chefs de violences avec usage d’une arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner, sur la personne d’Abdelkader Bouziane et de violences illégitimes et tentative de meurtre sur la personne de Djamel Bouchareb. Ils sont maintenus en liberté, sous contrôle judiciaire. Les premiers interrogatoires s’engagent le 23 mars 1998. Le 2 novembre 1998, Serge Combebias, fonctionnaire de la BAC de Dammarie-lès-Lys, est à son tour mis en examen pour tentative de meurtre et violences illégitimes sur la personne de Djamel Bouchareb. À l’issue de ces interrogatoires, seule la qualification de violences illégitimes est retenue. Le 7 octobre 1999, les faits reprochés à Laurent Lechiffre sont requalifiés en meurtre et ceux de Serge Combebias en violences par personne dépositaire de l’autorité publique. La qualification de meurtre, c’est-à-dire d’homicide volontaire, est rarissime en matière de poursuites de policiers auteurs de coups de feu mortels qui, le plus souvent, en pareille circonstance, sont inculpés d’homicide involontaire ou de coups et blessures avec arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Jean Carvalho, le policier qui, en décembre 1997 également, avait tué d’un coup de fusil à pompe dans un commissariat un jeune homme menotté à sa chaise, avait été inculpé d’homicide volontaire. La décision du juge d’instruction augurait donc d’un durcissement de la justice à l’égard des fautes policières.

Mais le 1er février 2000, le procureur de la République requiert un non-lieu pour les trois personnes poursuivies. L’autopsie pratiquée sur Abdelkader Bouziane montrait pourtant que le tir avait été commis d’arrière en avant, sur un plan quasiment perpendiculaire à l’axe du corps, et les expertises balistiques établissaient qu’au moment des tirs, la vitesse du véhicule était légèrement inférieure à 40 km/h. Les quatre coups de feu avaient été tirés alors que le véhicule se trouvait en amont des deux fonctionnaires de police. Les experts estimaient également que lorsque Laurent Lechiffre avait pris la décision de tirer, Bernard Molines se trouvait toujours face au véhicule.

Le 24 mars 2000, le juge d’instruction rend une ordonnance de non-lieu partiel, de requalification et de transmission de pièces au procureur général. Il reconnaît que les deux jeunes se trouvaient dans une logique de fuite et non d’agression, et que la victime avait tenté d’éviter, et non de forcer, le barrage : « Un fuyard ne saurait être considéré comme un agresseur, à moins qu’il ne couvre sa fuite, par exemple en tirant des coups de feu, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce ». Les poursuites sont requalifiées en violences ayant entraîné la mort sans l’intention de la donner : l’intention, nécessaire à la qualification de meurtre, n’est pas étayée. L’argument de la légitime défense, tel que l’avançait Laurent Lechiffre, qui disait vouloir protéger son collègue en danger, est par ailleurs rejeté. La Cour rappelle que « la décision de faire feu a à l’inverse été contraire aux techniques enseignées dans les écoles de Police, selon lesquelles un agent doit, dans ce type de situation, tout faire pour éviter le véhicule plutôt que d’utiliser son arme ». Le recours à la force n’était donc pas absolument nécessaire, le tir paraissait illégitime.

L’ensemble des poursuites relatives aux violences commises sur Djamel Bouchareb est, de son côté, annulé. Ce dernier fait appel de cette annulation devant la Chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris, qui confirme pourtant le 8 décembre 2000 l’ordonnance de requalification. Elle admet que « aucun danger réel, actuel ou imminent, ne menaçait les policiers interpellateurs ou les usagers de la route, lorsque Laurent Lechiffre a tiré, à hauteur d’homme, en direction du conducteur ; que ce tir ne saurait être considéré comme un acte de légitime défense ». Le récit des événements s’oriente vers une déchéance de l’argument de la légitime défense.

Mais Laurent Lechiffre se pourvoit devant la Cour de cassation qui, le 20 mars 2001, infirme l’arrêt de la cour d’appel. Elle estime en effet que la décision de la cour d’appel, en ne recherchant pas si l’auteur du coup de feu mortel « pouvait raisonnablement croire, au moment où il a pris la décision de tirer, que son collègue était menacé dans sa vie ou son intégrité physique », manque de base légale. La Cour de cassation, comme d’usage en pareil cas, procède à un rappel à l’ordre, en l’occurrence de sa propre tradition jurisprudentielle en matière de légitime défense : du point de vue de la loi, policiers et citoyens ordinaires ne sont égaux en matière d’usage de la force armée qu’en cas de légitime défense à l’encontre d’une atteinte inévitable par d’autres moyens à la vie de soi ou d’autrui. Mais dans un arrêt rendu le 9 juillet 1825 la Cour de cassation réintroduit, à l’encontre même de la loi, un privilège de position aux policiers : « Au cas [de violences commises par des agents du gouvernement], les violences exercées ne sont punissables qu’autant qu’elles ont été commises sans motif légitime ». Le motif légitime trouvant son expression dans « l’agression putative » : il s’agit de convaincre que l’on s’est « raisonnablement cru en péril », pour reprendre un autre arrêt de la même Cour. Dans sa décision du 20 mars 2001, celle-ci rappelle à son impuissance la notion de légitime défense invoquée à l’encontre de policiers, protégés, en l’occurrence, par la simple situation de mise en danger.

Il restait à la Chambre d’accusation de la cour d’appel d’Orléans, devant laquelle la Cour de cassation renvoya l’affaire, à appliquer le rappel à la tradition exprimé par la Cour de cassation. Le 20 décembre 2001, elle déclare ainsi un non-lieu au bénéfice des policiers. « Le recours à la force armée dont est résultée la mort d’Abdelkader Bouziane sans intention de la donner, doit être considéré comme un acte de légitime défense. » Le privilège policier à l’usage de la force est reconduit et, dans l’ordre judiciaire, l’acte est déclaré non passible de jugement. Il n’a, dans cet ordre, pas eu lieu. Un ultime recours devant la Cour de cassation devrait être jugé dans les prochains mois, dans le but de contourner l’invincible tradition française et de la porter devant la Cour européenne des droits de l’homme, le cas échéant.