Vacarme 24 / arsenal

dans des camps hors d’Europe : exilons les réfugiés

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On le soupçonnait : s’il y a beaucoup de réfugiés, c’est qu’il y en a trop. Et trop de « faux ». Annoncée à coups de novlangue européenne (« asile interne », « partage du fardeau », « zones de protection »), la politique qui vient les parquera dans des camps hors des frontières de l’Union européenne. Où il faudra exiler aussi cette espèce en danger, les instruments internationaux de protection des droits de l’homme.

Mai 2003

C’est le quotidien britannique The Guardian qui le premier a vendu la mèche, en révélant début 2003 la teneur d’un rapport préparé par de hauts fonctionnaires du Home Office à la recherche de solutions pour permettre au Royaume-Uni de gérer l’afflux de demandeurs d’asile. L’idée est simple : les faire attendre dehors. Toute personne débarquant dans le pays pour y solliciter l’asile sera envoyée dans un camp fermé, installé hors des frontières de l’Union européenne, le temps que sa demande y soit examinée. Si la demande d’asile est acceptée, le requérant pourra revenir au Royaume-Uni - ou ailleurs en Europe - comme réfugié. Si sa demande est rejetée, il sera renvoyé vers son pays de provenance. Selon les experts anglais, le système offrirait beaucoup d’avantages, notamment celui de dissuader les « faux » demandeurs d’asile, « migrants économiques » et « terroristes » de tout poil qui « profitent » des procédures d’asile pour s’introduire illégalement en Angleterre. Et de citer la Turquie, l’Iran, la Somalie, l’Albanie ou encore l’Ukraine comme possibles lieux d’implantation de ces « processing centers », véritables camps de tri pour demandeurs d’asile. On reste sceptique quant aux capacités de ces pays à respecter les procédures prévues par les engagements internationaux - et notamment la convention de Genève de 1951 sur les réfugiés.

Avec ce projet, le rapport britannique marque une étape décisive dans un processus engagé de longue date. L’originalité n’est pas tant dans l’enfermement, dans des « Sangatte » plus ou moins officiels, de migrants en route pour l’Europe. Le phénomène se développe au rythme des crises multiformes qui poussent sur les chemins de l’exil des millions de personnes à la recherche d’une vie meilleure ou plus sûre. Du sud de l’Algérie à Malte, de l’île de Lampedusa à la frontière ukrainienne, des Canaries à la Slovénie, on voit se créer, comme autant de nasses pour ces migrants, des camps de toutes sortes dont la vocation commune est, sinon d’empêcher, du moins d’entraver leur accès en Europe. Ce qui est nouveau ici, c’est la décision d’interner hors de l’Union européenne des demandeurs d’asile qui sont déjà sur son territoire. Voilà des années que les Etats membres de l’UE élaborent des stratégies de contournement de leurs obligations en matière d’accueil des réfugiés. Si la convention de Genève sur les réfugiés constitue encore la principale base théorique de ces obligations, elle a subi de nombreux assauts, en particulier depuis 1997, lorsque, avec le traité d’Amsterdam, l’UE a décidé de se doter d’une politique commune en matière d’asile [1]. Ainsi ont été formalisés les concepts de « pays sûrs » - ceux dont les ressortissants sont considérés a priori comme n’ayant pas besoin de bénéficier d’une protection - ou de demande d’asile « manifestement infondée », qui permettent de traiter de façon expéditive une bonne partie de la demande. Aujourd’hui, plutôt que de dénoncer la convention de Genève - Tony Blair y a songé - le choix est donc fait d’en exporter les effets au-delà des frontières, dans une opération de délocalisation des procédures d’asile qui affiche clairement la couleur.

Pas égoïstes, les Anglais n’ont pas tardé à partager leur trouvaille avec leurs partenaires européens. A la mi-mars 2003, Tony Blair proposait à ses homologues un plan pour une « meilleure gestion internationale des réfugiés et des demandeurs d’asile ». Ce plan s’articule autour de deux idées. D’une part, la mise en place d’une gestion régionale des flux migratoires, mêlant la prévention des causes de déplacements de population, la sécurisation des régions « sources » d’exil, la réinstallation en Europe de certains « vrais » réfugiés sur la base de quotas, et la prise de conscience par les pays de départ ou de transit de la nécessité d’accepter les retours de migrants (!), notamment sur la base d’accords de réadmission. D’autre part, l’installation de « centres de transit pour demandeurs d’asile » dans certains pays tiers, où seraient expédiés, après avoir été détenus un court moment à leur arrivée dans un Etat membre de l’UE, les étrangers qui seraient venus y demander l’asile.

Et voilà les camps de nos experts anglais propulsés, dès la fin du mois de mars, à l’ordre du jour des discussions européennes. Ne nous y trompons pas. Le premier volet du plan britannique, la gestion régionale des flux - qui ne fait que reprendre des programmes mille fois évoqués (prévenir les causes de départ, par exemple) ou déjà engagés (signer des accords de réadmission) -, n’est là que pour faire passer la pilule du second - les camps - aux yeux des interlocuteurs qui, pour l’opinion nationale et internationale, doivent paraître convaincus de son bien-fondé.

Certes il ne sera sans doute pas difficile pour les Quinze de trouver des pays disposés à jouer le rôle de garde-frontières. Les moyens de pression ne manquent pas. Politiques pour les uns : n’oublions pas que, prêts à prendre la suite des dix nouveaux Etats dont l’adhésion à l’Union a été ratifiée au début de l’année 2003, une quinzaine de postulants attendent qu’on leur ouvre les portes du club Europe. Financiers pour les autres : le chantage à la coopération s’inscrit depuis longtemps dans les relations qu’entretient l’UE avec les pays moins développés. N’a-t-elle pas imposé dans l’accord de Cotonou, signé en juin 2000 avec tous les pays de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique, une clause-cadre les obligeant à prévoir des accords de réadmission de leurs ressortissants entrés irrégulièrement en Europe ? Dans le même esprit, on trouvera sans doute les bons « arguments » pour emporter l’adhésion de ceux qui seraient réticents à devenir le site des futurs « centres de traitement » pour demandeurs d’asile.

Mais l’accord de ces partenaires obligés ne suffit pas à valider le projet des Etats membres. Il leur faut trouver des alliés sans lesquels les apparences ne seraient pas sauves. C’est d’abord la Commission européenne, qui, au sein de l’Union, a son mot à dire dans la définition de la politique commune d’asile. Le traité d’Amsterdam lui confie, à part égale avec les Etats membres, le droit d’initiative dans ce domaine et elle est à l’origine de plusieurs communications et propositions de directives qui constituent en quelque sorte son programme. C’est ensuite, et surtout, le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), dont le mandat est d’apporter une protection internationale aux réfugiés.

La Commission européenne : il faut « responsabiliser » les pays tiers

La Commission européenne réfléchit depuis longtemps à la possibilité de traiter les demandes d’asile « localement », c’est à dire à proximité des pays d’origine des demandeurs. L’argument est que cette méthode retirerait les réfugiés des griffes des passeurs, sans qui le chemin vers l’Europe est infranchissable. Jusqu’à présent, cette hypothèse n’était envisagée qu’en complément des procédures existantes, et non comme une alternative obligatoire à la demande d’asile individuelle et spontanée. Dans une communication de mars 2003, la Commission revient sur cette question. Estimant que la crise du système d’asile est de plus en plus évidente en Europe, elle invite à la recherche de voies nouvelles pour y répondre, parmi lesquelles une « véritable politique partenariale avec les pays tiers et les organisations internationales ». Lorsqu’elle ajoute que la notion de « protection dans la région d’origine pourrait s’intégrer dans une architecture globale de solutions », et qu’une « implication beaucoup plus forte des pays tiers de premier accueil et de transit » (des réfugiés) est nécessaire, on comprend, derrière l’euphémisme, que les centres de traitement externalisés des demandes d’asile ne sont pas loin. Et si, en conclusion de sa communication, la Commission européenne suggère que soit entreprise « une réflexion approfondie sur les possibilités offertes par le traitement des demandes d’asile hors de l’Union européenne », il y a lieu de craindre que les choses n’aillent beaucoup plus vite : elle a été en effet chargée par le Conseil de l’Union (les gouvernements des Quinze) de présenter - en liaison avec le HCR - un rapport détaillé sur les perspectives ouvertes par la proposition britannique avant la fin du mois de juin 2003.

De son côté, le HCR accompagne de très près l’élaboration de la politique d’asile de l’UE, et s’il n’y exerce aucune fonction institutionnelle, son aval est déterminant pour conférer une légitimité à cette politique. Tony Blair n’a pas négligé cet aspect, qui a tenu à faire savoir à ses partenaires européens que le Haut Commissaire Ruud Lubbers prêtait une oreille attentive à ses propositions et se déclarait disposé à les travailler plus avant avec les Etats membres et la Commission européenne.

Les choses n’allaient pas de soi. Car si la convention de Genève ne fait pas obligation aux Etats qui l’ont ratifiée d’accueillir les demandeurs d’asile - précisons-le, la convention n’ouvre pas de « droit à l’asile », elle se contente de définir qui peut être reconnu réfugié - un de ses principes-clefs est celui du non-refoulement des réfugiés. Tout demandeur d’asile étant un réfugié potentiel, il n’est pas certain qu’un système qui consiste à l’éloigner d’emblée du pays où il a présenté sa requête pour l’enfermer dans un centre de transit à des milliers de kilomètres soit parfaitement conforme à l’esprit de Genève. Qui plus est, une des missions que se donne le HCR est « la promotion et le suivi du respect de la convention de Genève par les Etats, tout en leur permettant d’offrir une protection adéquate aux réfugiés sur leur territoire [2]. Il n’était par conséquent pas évident qu’il approuve un dispositif orienté vers l’éviction du plus grand nombre possible de demandeurs d’asile.

HCR : une « Convention plus » pour moins de protection ?

Il est vrai que depuis plusieurs années sont menées des réflexions autour des nouvelles formes que pourrait prendre la protection internationale, dans le cadre de consultations lancées par le HCR à l’occasion du cinquantième anniversaire de la convention de Genève. Partant du postulat que cette dernière ne suffit plus à répondre aux configurations actuelles des déplacements de population, elles concluent à la nécessité d’« assurer une plus grande équité dans le partage des responsabilités et du fardeau ». Traduit en langage moins diplomatique, cela veut dire qu’il faut trouver les moyens pour que plus de pays soient en mesure d’accueillir des réfugiés, notamment en incitant ceux-ci à rester dans les premiers pays d’accueil qu’ils trouvent sur la route de l’exil. Selon le Haut Commissaire Lubbers, « l’une des grandes préoccupations actuelles concerne les mouvements secondaires de réfugiés et de demandeurs d’asile ». Il faut donc, ajoute-t-il, mettre en place un « système international et fonctionnel de partage des responsabilités qui permettrait aux réfugiés d’obtenir protection et assistance aussi près que possible de leur pays d’origine ». Lorsqu’on sait que l’Union européenne accueille moins de 5% du nombre total de réfugiés au niveau mondial, on ne peut s’empêcher d’éprouver un malaise. Car l’opération - elle s’inscrit dans un programme baptisé « Convention plus » lancé à l’automne 2002 par le HCR qui explique qu’il s’agit de renforcer la convention de Genève - semble plus destinée à la protection... des Etats occidentaux qu’à celle des réfugiés ! Impression confortée par Ruud Lubbers quand il déclare, s’adressant aux Quinze, qu’« en mettant davantage l’accent sur la recherche des solutions durables dans les régions d’origine, le nombre de réfugiés candidats à l’installation dans les pays diminuera et il sera plus facile d’expliquer à vos citoyens le besoin de les intégrer dans vos sociétés ». Autrement dit, pour lutter contre le racisme, le mieux est encore d’en éloigner les victimes potentielles hors de nos frontières. Vieille rengaine : sans juifs, pas d’antisémitisme.

De la « protection au plus près des pays d’origine » aux camps de transit externalisés pour demandeurs d’asile, il n’y avait qu’un pas, franchi par le HCR à la fin du mois de mars 2003. Invité par les ministres de l’Intérieur des pays de l’UE à discuter de la proposition de Tony Blair, le Haut Commissaire a déploré avec eux que le système d’asile soit perverti par l’utilisation abusive des procédures de la part de « faux demandeurs », migrants « économiques ». Il leur a proposé de les aider à déterminer des critères pour identifier les personnes n’ayant pas besoin de protection internationale, et de mettre en place pour elles un système commun - et allégé - d’accueil et d’examen de leurs demandes d’asile, afin de les traiter plus rapidement et de désengorger les dispositifs nationaux. Ce système commun pourrait être fondé, ajoute Ruud Lubbers, sur le placement de ces personnes « dans des centres fermés ». Les dix futurs nouveaux membres de l’UE, qui sont presque tous sur une ligne frontière avec les contours de l’actuelle Union, semblent particulièrement visés pour l’accueil sur leur territoire de ces camps de traitement. Pour conclure, il a annoncé que le HCR était prêt à mettre en place des projets pilotes dans un délai rapide.

L’asile ailleurs

Certes, alors que la proposition britannique envisage le transfert dans les camps externalisés de tous les demandeurs d’asile, les projets du HCR ne visent que la demande d’asile dite « abusive », celle dont on a décidé a prioriqu’elle serait « manifestement infondée », selon la formule désormais consacrée. Il reste qu’en ouvrant la voie à la possibilité d’un traitement des demandes d’asile à l’extérieur de l’UE, il valide le principe de « l’asile ailleurs », qui constitue sans doute le rêve des gouvernements occidentaux pris dans un étau entre deux logiques contradictoires. D’une part, ils tiennent à maintenir l’affichage d’une Europe démocratique et respectueuse des droits fondamentaux dans un monde où les droits de l’homme sont un peu partout bafoués. D’autre part ils entendent contenir par tous les moyens les risques que représentent à leur yeux les déplacements incontrôlés de personnes en quête d’asile. La formule leur permet de concilier l’un et l’autre objectifs, puisqu’elle les exonère de leurs obligations en matière d’accueil de demandeurs d’asile sans les contraindre à dénoncer formellement leurs engagements.

On comprend que les chefs d’Etat et de gouvernement se soient félicités du soutien de la Commission et du HCR. Grâce à l’une et à l’autre, ils auront probablement pu décider en l’absence de tout contrôle démocratique de l’ouverture, avant la fin de l’année 2003, de camps délocalisés pour demandeurs d’asile, parachevant ainsi le processus de « sanctuarisation » d’une Europe où l’étranger et le réfugié sont perçus comme une menace.


Nauru, un laboratoire ?

[encadré de la rédaction de Vacarme]

Le Chester de Lord Jim avait trouvé une île de guano qui fertiliserait le Queensland.

Nauru. 21km2, 12 000 habitants, une route principale, 4000km au NE de Sydney. Les mines de phosphate (épuisées en 2005) qui lui ont valu le surnom de « Koweït du Pacifique sud » l’ont transformée en une décharge toxique. 400 banques offshore blanchissent l’argent de la mafia russe et l’OCDE l’a mise sur sa « liste grise ». La République de Nauru a touché entre 2001 et 2003 une manne de 15M d’euros déversée au titre de la « Pacific solution  » australienne, qui transfère dans les camps de Nauru et de Papouasie Nouvelle-Guinée les réfugiés interdits d’accès sur le continent.

Australie. Régulièrement condamnée par des instances nationales et internationales pour les conditions inhumaines qui prévalent dans les 6 camps militairement équipés où, selon une loi de 1994 unique au monde, les immigrants sans visa sont immédiatement internés, pour une durée indéterminée et sans accès aux droits. Les bateaux de clandestins sont arraisonnés par les troupes spéciales de l’armée.

UE. Si elle ne veut pas du projet « zones de protection », frankly, my dear, we don’t give a damn  : l’Australie fait partie du club de moins en moins fermé des pays qui l’expérimenteront

Sources : Oxfam, Commission des droits de l’homme de l’ONU, The Guardian


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Notes

[1sur ce sujet, voir C. Rodier, Logiques de l’évitement, Vacarme n° 18.

[2Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, Les réfugiés dans le monde, 50 ans d’action humanitaire, éd. Autrement, 2000. »