La parole des tueurs - 1

une mémoire des corps entretien avec Jean Hatzfeld et Rithy Panh

En écrivant ou en filmant, comment aider un travail de mémoire, donner à voir en creux le génocide par cette autre parole que sont les gestes, montrés ou décrits ? Jean Hatzfeld [1], de retour de deux mois au Rwanda, et Rithy Panh [2], venu présenter à Paris S21, la machine de mort khmère rouge, témoignent de leur travail, entrepris sans attendre une justice encore à venir, pour que les victimes sachent que leurs récits seront crus, et qu’enfin les bourreaux ne terrorisent plus. Regards croisés sur leurs cheminements respectifs, sur l’impossiblité, voire le refus, de tout comprendre, sur le travail à poursuivre. Rencontre.

Chacun d’entre vous travaille à documenter la mémoire d’un génocide, mais vous le faites selon des dispositifs différents. Dans ses films, Rithy Panh choisit de confronter victimes et bourreaux ; Jean Hatzfeld consacre aux récits des rescapés et à ceux des tueurs des livres distincts.

Jean Hatzfeld. Indépendamment des spécificités de chacun des génocides, il y a deux grandes différences entre l’approche de Rithy et la mienne. Il est cambodgien et a vécu les événements ; je suis allé pour la première fois au Rwanda après les tueries et j’avance dans l’événement petit à petit. Il fait du cinéma et moi de la littérature. Dans la littérature, c’est une banalité de le dire, il n’y a que les mots. Or j’ai été confronté à l’impossibilité du dialogue entre les tueurs et les rescapés. Dans S21, les bourreaux et les victimes échangent des mots, mais il n’y a pas de dialogue. La force du cinéma de Rithy est justement de donner une expression à cette impossibilité, en montrant le non-dit, la gêne, la difficulté pour les tueurs de répondre à ce que leur demande Nath, le rescapé du centre, sa révolte devant ce refus de parler. Quand Rithy filme un ancien gardien reconstituant les gestes de surveillance des prisonniers, ces gestes, exacts dans leur enchaînement, donnent un sens aux mots que l’écriture ne saurait rendre. Quand il montre un ancien chef du centre avec ses parents qui lui disent de témoigner, il rend parlant le silence de Houy. On peut filmer le silence ; en littérature, on ne peut pas mettre du blanc. J’ai donc été obligé de prendre les choses dans l’ordre : aller voir d’abord les rescapés seuls, puis les tueurs. Si j’avais fait un livre en les confrontant, il aurait fallu que j’écrive des banalités : « Il lui jette un regard noir », « Il se tait », etc.

Rithy Panh. Ce que dit Jean est très juste. Pourtant, dans mon propre travail, je me méfie de l’image. Elle peut être dangereuse, elle n’est forte que quand elle écoute. Sans cesse, je demande à mon cadreur ce qui se dit — s’il ne le sait pas, c’est qu’il y a un problème. Le rythme, la distance, le cadre, dépendent de mon écoute. J’ai toujours refusé de faire un film sur les gens, je fais des films avec les gens. Je ne suis pas venu au cinéma parce que j’étais cinéphile, c’est mon histoire qui m’y a conduit, et l’échec de mes tentatives d’écriture et de peinture. J’ai trouvé le cinéma presque par hasard et l’ai employé jusqu’à maintenant comme un support pour parler. C’est comme si le cinéma m’avait aidé à exprimer des choses, et à vivre aussi. Dans Mesure de nos jours, Charlotte Delbo écrit quelque chose d’admirable sur l’après-génocide : c’est un vide énorme, et il faut tout réapprendre : aimer, rire, imaginer... Je ne le savais pas au départ, mais j’ai découvert que le cinéma m’avait donné des moyens pour le faire.

Au-delà des différences entre vos moyens d’expression respectifs, vous donnez tous deux le sentiment que le dispositif que vous mettez en oeuvre est la condition pour qu’une parole — celle des tueurs en particulier — puisse être énoncée.

R.P. L’idée d’une confrontation s’est imposée très tôt parce que j’avais du mal à faire parler les gens tout seuls. Cela n’a pas été sans difficultés. Nous avons beaucoup filmé dans un autre centre, qui n’est pas montré dans le film. L’ancien chef des prisons khmers rouges commençait par terroriser les victimes en leur disant : « si vous avez été arrêtés, c’est que vous aviez commis des fautes, on n’arrêtait pas tout le monde, pourquoi vous ? » Il leur fallait deux ou trois heures avant de retrouver le courage de parler. On a donc voulu dire que cette peur pouvait être surmontée, qu’on savait où étaient les bourreaux, qu’on pouvait aller jusqu’à eux, qu’il était important qu’ils le sachent. La première année a surtout été une période d’esquive : les bourreaux ne racontaient pas tout, ils oubliaient, n’évoquaient pas leurs propres actes — ou alors ils avaient « mal à la tête ». À un moment, Nath a demandé à Houy, l’adjoint à la sécurité, s’il pouvait demander pardon aux enfants des victimes. Houy, physiquement, n’arrivait pas à prononcer le mot « pardon ». Il lui fallait d’abord reconnaître les gestes qu’il avait commis pour en arriver là. Tant qu’on ne reconnaît pas ses gestes, il n’y a pas de responsabilité personnelle, donc pas de demande de pardon possible. C’est ce genre de rencontres, la première année, qui nous a montré qu’il y avait quelque chose à faire — sans savoir très bien quoi — avec des hommes qui ne parvenaient pas à parler mais voulaient quand même essayer. Ces rencontres nous ont appris à détecter quelque chose comme une mémoire du corps et des gestes. En fait, ce n’est pas tant qu’ils refont les gestes, c’est que quelque chose sort. Cette mémoire existe aussi chez les victimes : Chum Mey ne trouvait pas les mots pour expliquer que sa cheville était trop grosse pour l’anneau et qu’il fallait taper dessus ; alors il s’est assis et a martelé sa cheville. J’ai arrêté de filmer, il y a certaines choses que je ne peux pas filmer. Quand, par exemple, un gardien est rentré dans une pièce pour montrer comment il tapait sur les prisonniers, nous sommes restés sur le seuil de la porte. J’avais l’impression que les absents étaient là, et que si je le suivais avec ma caméra je marcherais sur les prisonniers. Ce n’est pas théorique, ce n’est pas une idée cinématographique préconçue, je n’obéis pas à une règle, c’est quelque chose que je ressens.

J.H. Ce qui a joué différemment, entre le film de Rithy et mon livre, c’est que les tueurs auxquels il s’adresse sont en liberté, confrontés aux regards des rescapés ou de leurs parents. Ceux auxquels je me suis adressé sont enfermés dans des murs. Ils sont à l’abri, protégés du regard de leurs voisins, des familles des victimes ou de leurs propres familles. Ils ont une forme d’inconscience, presque de naïveté. Ils sont passés en quelques heures du bouleversement des six semaines de la tuerie à celui de l’exil, et plus tard à celui du pénitencier, où ils vivent ensemble. Ce sont sept mille tueurs qui vivent en communauté tous les jours. Il y a un donc un côté « café du commerce » des tueurs. Et le fait d’être en bande leur permet de se dissoudre dans un pluriel. Dans cette bulle, ils peuvent dire des choses qu’ils ne peuvent plus dire une fois sortis. Ceux d’Une Saison de machettes avaient tous été jugés, mais ils ne savaient pas encore qu’ils allaient être libérés six ou huit mois plus tard, ils s’imaginaient rester quinze ans en prison. S’ils l’avaient su, ils n’auraient jamais pu parler. Il fallait qu’ils soient en prison, déjà condamnés, et qu’ils n’aient pas été confrontés aux regards extérieurs. J’ai pu le vérifier : ceux qui sont sortis quelques mois après retrouvent le silence qu’on observe dans S21.

Au Rwanda, des génocidaires ont été jugés pour leurs actes — selon différentes modalités —, ce qui n’est pas le cas au Cambodge. Comment situez-vous vos propres travaux par rapport à l’absence ou à la présence d’une scène de justice ?

J.H. Je ne crois pas qu’il y ait tant de différence que cela. Au Rwanda, des dispositifs ont été mis en place, il y a eu des procès et des condamnations, mais on ne peut pas dire que la justice ait été rendue. Pour un tueur, être condamné à six ans de prison, c’est dérisoire ; pour un rescapé, voir celui qui a tué sa famille sortir de prison en bonne santé et retrouver sa parcelle, c’est un sentiment d’injustice totale. Je pense en fait qu’il est impossible de rendre justice après un génocide. D’abord parce que l’appareil judiciaire vole en éclats. Ensuite, parce que le crime de génocide est difficilement jugeable. C’est en partie pour cela, parce que c’est insurmontable, que de part et d’autre — ce fut d’ailleurs aussi le cas en Allemagne — on recule l’échéance de la justice. Pourtant, le travail de justice est indéniablement nécessaire, même s’il est mal fait, mal ressenti. Pour le rescapé, la question vitale est non seulement que soit reconnu ce qu’il a vécu, mais aussi qu’il soit cru. Quand les rescapés rwandais demandent aux tueurs de parler, quand Nath demande aux bourreaux de répondre, ils ont les uns comme les autres l’obsession de ne pas être crus, comme si ce qu’ils avaient vécu était trop extraordinaire. Dans Si c’est un homme, Primo Levi raconte un rêve qu’il fait quand il est encore au camp : il rentre chez lui et commence à raconter à sa famille et à ses amis ce qui s’est passé ; petit à petit tout le monde se lève sans rien dire et quitte la pièce — Auschwitz n’est pas « croyable ». C’est un rêve symptomatique de rescapé. Une cultivatrice rwandaise m’a raconté exactement la même chose. C’est pour cela que la parole du tueur est importante. Quand des rescapés ont lu Une saison de machettes, ce qui comptait le plus, c’est que des tueurs confortaient ce qu’ils avaient dit : s’ils n’étaient plus les seuls à le dire, ils seraient crus. Les rescapés en parlent entre eux, et ne parlent que de cela, mais pas en public. Un travail de justice, même bricolé, est donc important, pour que les rescapés puissent témoigner et pour que les tueurs confirment que ce qu’ils ont dit est vrai.

R.P. Comment rendre justice ? Dans un génocide, il ne s’agit pas d’un type qui en assomme un autre au coin d’une rue. Mais il faut quand même essayer, il faut que la justice fonctionne, même si elle ne peut pas tout résoudre. Or au Cambodge, très peu ont été jugés, et ceux qui l’ont été ne l’ont pas été vraiment. Le gouvernement voulait faire déposer les armes et entrer très vite dans la réconciliation nationale. Il n’y a donc pas eu de procès avec avocats : un procureur est venu rédiger une reconnaissance de leurs actes, et ils ont été condamnés à huit mois ou un an de prison. Cela a eu pour conséquence le règne de l’impunité. Après 1979 — après le génocide —, ce sont les Khmers rouges qui ont continué à représenter le Cambodge à l’ONU ! Nous payons tout cela très cher aujourd’hui. La peur demeure ; on se demande ce qu’il arrivera s’ils reviennent. Aujourd’hui, le génocide est à la fois omniprésent et occulté. Quand les enfants mangent mal, on leur dit : C’est effroyable pour ces enfants, qui ne savent pas ce qu’ont bien pu faire les grands-parents pour être tués. En l’absence de justice, il n’y a pas eu de détermination des responsabilités, c’est-à-dire de distinction entre victimes et bourreaux. J’ai participé à des débats où l’on me disait : « Mais les Khmers rouges ne sont-ils pas eux-mêmes d’une certaine manière victimes ? » Je ne nie pas que ces gens aient été endoctrinés et soumis à la terreur, mais il faut que chacun assume sa responsabilité personnelle. Dans le film, Nath demande au bourreau s’il se considère comme une victime ; il répond : « Oui » Nath demande : « Et moi alors, je suis quoi ? » Et le bourreau reprend, en toute sincérité : « Vous, vous êtes victime en second » C’est symptomatique.

Avez-vous le sentiment que, par vos films ou par vos livres, vous contribuez à un travail de justice — fût-il impossible à faire ?

R.P. En commençant le film qui est devenu S21, nous pensions qu’il aurait trait aux procès des Khmers rouges. Mais ces procès n’arrivaient pas. Nous avons quand même fait le film, ne serait-ce que pour démontrer que le génocide est une institution d’État : nous voulions montrer la mécanique qui y a conduit. Mais il s’agissait aussi de produire un travail de mémoire, sans lequel il n’y a pas de justice possible. Comment les procès peuvent-ils démarrer si, dans les livres d’histoire, il n’y a même pas une page sur le génocide ? Quand la justice arrivera, saura-t-on seulement parler ? Je me suis donc dit que la justice viendrait quand elle viendrait, mais qu’il fallait d’abord initier la parole, faire en sorte que les jeunes parlent avec leurs parents. C’est cette conviction qui me permet d’exprimer des doutes sur la croyance exclusive dans une justice internationale ou mixte. Ce n’est pas parce que des juges internationaux vont nous aider que ce sera plus juste. Des juges étrangers apporteront sans doute une rigueur et une méthode de travail qui manquent au Cambodge, faute de formation ; mais cela ne réglera pas le problème essentiel des mots. Il y a des mots que vous comprenez parce qu’on les interprète ; et il y a les mots qui résonnent en vous. Depuis le génocide, il y a toujours cette résonance, des slogans qui nous restent. Le premier art des Khmers rouges est dans les mots. Il y a toujours la crainte que le tribunal devienne tribune, qu’on y tienne des discours comme : Dans le contexte économique et social actuel — où des gens peuvent vivre avec moins d’un dollar par jour —, de tels discours peuvent brouiller les cartes. C’est pourquoi il m’a semblé que le plus important, avant même d’arriver aux procès, était d’obtenir qu’une autre parole puisse sortir.

J.H. Mon cas est évidemment différent. Dans ce que dit Rithy, on entend que son film a été fait d’abord pour les Cambodgiens. Je ne suis pas Rwandais, et j’écris des livres qui ne sont pas à destination des Rwandais, en tout cas pas avant longtemps malheureusement — même si j’en ai apporté des exemplaires dans le village où j’ai travaillé. Ces livres, je les écris pour moi. C’est ce qui distingue, chez moi, l’écriture du journaliste et celle de l’écrivain : l’écrivain tente de répondre à ses propres questions sans se poser celles du lecteur. Je n’envisageais pas pour mes livres une destination particulière. Il ne s’agissait donc pas de participer au travail de justice.

L’un comme l’autre, vous avez choisi de ne pas faire apparaître les questions que vous avez posées. Cette discrétion s’explique-t-elle par un souci de ne pas mimer la scène judiciaire ?

R.P. Dès l’écriture du projet, je disais que je ne voulais être ni juge, ni procureur. Tout mon travail est basé sur l’écoute. Dans mes films, j’évite en général tout commentaire, à l’exception de Bophana, une tragédie cambodgienne, parce que le contexte historique était complexe et qu’il fallait donner des clefs. Le dispositif de confrontation entre Nath et Houy était déjà, en 1995, à la base de Bophana. Nous voulions poursuivre cette confrontation, mais cela exigeait une distance, une maturité. Nath n’a d’ailleurs jamais voulu être confronté avec qui que ce soit d’autre durant les années qui ont suivi, pour pouvoir continuer le travail avec nous. Il a passé sa vie à témoigner, il utilise tout son savoir, sa peinture, son âme, pour le faire. Pour lui, il s’agit désormais d’obtenir une confirmation : c’est déjà ce qui se passait dans Bophana, quand il demande à Houy si ce qu’il peint est vrai, s’il n’exagère pas. Face à cela, quelle est ma place ? À vrai dire, je ne saurais pas comment me filmer moi-même. Cela ne veut évidemment pas dire que je suis neutre. Comme Jean, je filme pour moi : dans cette histoire, il y a quelque chose de moi que je suis en train de régler.

J.H. Je trouvais indispensable, notamment pour Une Saison de machettes, de décrire précisément dans quelles conditions le livre avait été fait. On ne s’adresse pas à des tueurs comme ça. Pour qu’on comprenne leur réponse, il fallait que je dise ce qui m’avait amené à m’intéresser à eux et dans quelles conditions ces dix-là s’exprimaient. Ils étaient enfermés, ils parlaient à tour de rôle, j’avais fixé avec eux des « règles de vie commune ». Rien de ce qu’ils diraient ne serait répété — ni aux juges, ni aux avocats, ni à leurs familles — avant la publication du livre. S’ils n’avaient pas envie de répondre, ce n’était pas la peine qu’ils mentent : ils n’avaient qu’à me le dire, ou simplement se taire — cette règle n’a d’ailleurs pas été respectée, puisqu’ils ont continué à mentir. Une autre règle concernait la rémunération ; cette question ne s’était pas posée avec les rescapés, mais les tueurs ont demandé ce qu’ils auraient en échange. Un accord a donc été passé : ils n’auraient pas d’argent, mais tous les jours j’apporterais des médicaments et des produits sanitaires. Si ce dispositif devait être explicité dans mon livre, c’est qu’il fallait faire comprendre que rien n’oblige ces gens à parler. Qu’ils soient à Phnom Penh ou dans un pénitencier du Rwanda, ils peuvent s’arrêter d’un moment à l’autre. Je crois d’ailleurs qu’ils ne savent pas très bien pourquoi ils acceptent, et je suis persuadé que s’ils avaient senti dans notre regard la moindre accusation, ils se seraient tus aussitôt, parce qu’ils en avaient la possibilité et qu’ils y avaient intérêt. Il fallait donc adopter une stricte attitude d’écoute. Si on croit que les tueurs ont quelque chose d’important à dire --- ce qui est mon cas comme celui de Rithy — il faut s’astreindre à une attitude de retrait, ne jamais porter un regard accusateur qui les ferait se comporter comme face à un juge. Pour autant, il ne fallait à aucun moment laisser entendre qu’on pouvait être complice de leurs actes et de leurs mensonges. Quand ils mentaient et que je m’en rendais compte, je le leur disais, sinon c’était impossible de continuer. Je ne voulais pas qu’ils pensent qu’ils pouvaient me mener en bateau, parce qu’ils sont continuellement tentés de le faire, consciemment et inconsciemment. Ma question essentielle, c’est peut-être de savoir s’ils peuvent regarder ce qu’ils ont fait en face.

R.P. Je leur ai dit que je prenais tout ce qu’ils disaient, mais que si je trouvais la preuve du contraire, ils devraient s’expliquer. Il y avait au S21 trois groupes de tortionnaires : les « gentils » , les « chauds » et les « mordants ». Quand le plus ancien des interrogateurs m’a répondu qu’il faisait partie des « gentils » (ceux qui faisaient les interrogatoires préliminaires), cela m’a tracassé : comment pouvait-on rester « gentil » aussi longtemps ? J’ai ensuite trouvé une liste où il apparaissait comme « mordant ». Je l’ai prévenu que s’il maintenait cette version et si je la gardais, je filmerais l’archive et la mettrais au montage. Dans ce genre de cas, ils demandent vingt minutes, vont fumer une cigarette, reviennent, se remettent en position de dialogue et réexpliquent. Mais il ne s’agissait pas de les traiter comme des assassins, ç’aurait été prendre le chemin qu’ils avaient eux-mêmes pris : pour eux, une victime qui arrivait au centre était l’ennemi ; on prenait sa photo, on ne cherchait plus à savoir d’où elle venait, elle était déjà condamnée, privée de nom et de prénom, il n’y avait plus qu’un numéro. J’évite donc d’accuser avant de poser des questions, même si je sais qui ils sont et ce qu’ils ont fait. Et c’est le plus difficile : être dans sa façon de travailler le plus juste possible, j’allais dire même le plus humain possible, face à quelque chose d’inhumain.

Vous montrez, l’un comme l’autre, des rescapés fortement individualisés, comme coupés de leur dimension collective. Existe-t-il, au Rwanda et au Cambodge, des mobilisations collectives de victimes ?

R.P. Il n’y a pas beaucoup de survivants du S21. Ils ne se voient pratiquement pas, chacun est enfermé dans son coin. Au Cambodge, tout le monde est parent d’une victime, tout le monde a perdu quelqu’un : près de 2 millions de morts sur une population de 7 millions. Mais il n’y a pas de rassemblement, pas d’association. Quelques groupes, le plus souvent à l’étranger, ont porté plainte à Bruxelles, mais c’est très compliqué. Se regrouper pour se parler est une chose difficile pour nous, même entre amis. On revient toujours au même sujet, mais on ne sort pas du ressassement, parce qu’on ne sait pas quel statut reconnaître aux victimes. C’est pourquoi des procès, même incomplets, sont nécessaires.

J.H. Il y a au Rwanda un mouvement associatif assez fort, dont la première revendication est celle des réparations. Il leur est intolérable de voir des prisonniers sortir de prison avant même d’avoir obtenu réparation. Il s’agit de réparations en argent — ils sont pauvres — mais au-delà de la question essentielle de l’argent, ce serait pour eux un geste concret de reconnaissance. À ce propos, même si ces associations ne s’adressent pas aux institutions internationales ou aux États belge et français, dont il est avéré qu’ils ont cautionné le génocide, ce serait un geste symbolique extrêmement fort si l’ONU, la France ou la Belgique finançait ces réparations. Mais ce n’était pas l’objet de mon livre. Ceux que j’ai rencontrés pour Dans le nu de la vie n’étaient pas dans ces associations. Je ne les ai pas choisis, j’ai pris les quatorze premiers qui ont accepté de me répondre. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard : je pense que les membres d’associations n’auraient pas aussi spontanément accepté l’aventure du livre, que leur discours eût été plus théorisé. Je ferais le même constat que Rithy : quand j’ai écrit le livre, en 1998-1999, les rescapés parlaient beaucoup entre eux, un discours collectif en avait résulté, où certains souvenirs étaient policés, tandis que d’autres étaient renvoyés dans un trou noir. C’est pourquoi il me semblait important de les rencontrer individuellement, pour poser avec eux d’autres questions. Pourquoi, par exemple, certains rescapés mentent-ils ? Ce n’est pas sans raison. Certains peuvent vouloir dissimuler l’atrocité d’une mort ou d’un viol, ou ne pas assumer le fait de n’avoir pu faire le geste nécessaire pour sauver quelqu’un. L’un d’eux, Jean-Baptiste, court avec son enfant, il l’entend trébucher, il ne se retourne même pas pour le voir à terre parce qu’il sait qu’il va perdre du temps. Comment raconter cela ? Alors il dit que son fils a été tué à un autre endroit.

Choisir, comme nous l’avons fait, de confronter vos expériences vous semble-t-il artificiel ?

R.P. Il y a entre nos travaux respectifs des ressemblances incroyables, notamment dans la manière dont les personnes parlent. Au Rwanda comme au Cambodge, mais aussi en Europe à l’époque du génocide juif, on retrouve la même manière d’animaliser les gens avant de les tuer. Le travail de Jean pose des questions, mais ne donne pas d’explication à la violence. Primo Levi avait raison : on ne peut pas tout comprendre. Pour ma part, je n’y arrive pas, et en plus je ne le veux pas. À force de se demander si l’assassin sommeille en nous, on détourne complètement la réflexion. Mais on peut revenir aux gestes : parce que si les génocides sont tous animés par une idéologie, ils se manifestent dans des gestes. C’est cela que montre Une Saison de machettes : « Je coupe » , c’est un geste. Jean et moi n’avons pas le même mode d’expression, mais il y a chez lui comme chez moi une même attention aux gestes.

J.H. Il est extraordinaire de retrouver aussi précisément des particularités, chez les rescapés et chez les tueurs, qui permettent d’identifier ce qu’est un génocide. On peut définir un génocide politiquement en disant que c’est un projet concerté d’extermination ; on peut aussi le définir en creux, en écoutant les rescapés ou les tueurs. Pour ce qui concerne les tueurs, on s’aperçoit qu’ils n’ont rien à voir avec ceux d’une guerre civile, ni avec les tueurs de la guerre du Viêt-Nam, d’Algérie, ou de Bosnie. Les tueurs de l’Ouest ou les vétérans du Viêt-nam portent les séquelles de leurs actes — certains deviennent alcooliques, baba-cools, fascistes, que sais-je ? Les tueurs de génocide ne se sentent responsables de rien, ils ont fait quelque chose de tellement énorme qu’ils ne peuvent pas le reconnaître... De la même façon, il y a des ressemblances très fortes entre les rescapés des génocides : une forme de culpabilité d’avoir survécu, une difficulté à parler, la crainte de ne pas être cru. D’un côté, des tueurs qui se prennent pour des victimes, qui se défaussent, qui ne craquent pas ; de l’autre, des rescapés qui se sentent coupables et meurtris. Prenez Primo Levi, Shoah de Claude Lanzmann, les films de Rithy ou mes propres livres, vous trouverez des analogies bouleversantes. Ce qui permet de reposer la question du génocide. C’est un mot extrêmement galvaudé : on parle de génocide en Bosnie, au Kosovo, en Argentine... dès qu’il y a beaucoup de morts civils, on emploie le mot génocide. Un génocide, c’est un acte prémédité d’extermination, très précis, qui n’a rien à voir avec la sauvagerie, la cruauté ou la torture. On peut dire aussi : écoutez-les, ils définiront eux-mêmes dans leurs comportements, leurs mensonges, leurs rêves ce qu’est un génocide. Et on verra que les Cambodgiens n’ont pas la même attitude que les Vietnamiens, les Tutsis que les Sierra-Léonais, etc.

Plusieurs livres de Jean Hatzfeld sur le génocide rwandais, plusieurs films de Rithy Panh sur le génocide cambodgien. Ce travail peut-il avoir une fin ?

R.P. S21 est une étape, qu’il faut situer par rapport à mes films précédents. Je prépare un film dont j’ignore encore ce qu’il sera — fiction ou documentaire — mais qui s’inscrit dans le même processus. Il m’est difficile de dire quelque chose du Cambodge qui ne soit pas lié à cette histoire.

J.H. Je crois qu’on n’en sort pas. Je connais des gens qui y sont parvenus, par une réaction de rejet viscéral. Un ami qui était au Rwanda m’a dit : « J’ai touché le mal absolu, plus jamais » Moi, c’est le contraire, c’est devenu obsédant. C’est peut-être la raison pour laquelle j’ai fait un deuxième livre. Je reviens d’un mois passé dans ce village du Rwanda, j’y ai beaucoup discuté, j’ignore ce que cela donnera. Mais quand nous disons, Rithy et moi, que chaque question suscite plus de questions que de réponses, ce ne sont pas des phrases en l’air.

Notes

[1Dans le nu de la vie — Récits des marais rwandais, Seuil, 2000. Une Saison de machettes — Récits, Seuil, 2003.

[2Bophana, une tragédie cambodgienne, 1996. S21, la machine de mort khmère rouge, 2002.