L’Irak, de l’intérieur entretien avec Loulouwa Al Rachid

À entendre certains termes du débat qui a précédé la guerre en Irak - qui traitant les tenants de la paix de « munichois », qui qualifiant les militants de l’intervention de « valets de l’Empire » - on eût pu se croire revenu aux riches heures de la guerre froide. Ici, les justifications d’une opération militaire s’accommodaient des mensonges de l’administration Bush, au prétexte qu’elle oeuvrait « globalement » pour le progrès de la démocratie ; là, les plaidoyers pour le droit recouvraient souvent une défense de la souveraineté nationale - c’est-à-dire, en l’espèce, du droit pour des gouvernants de massacrer en paix leurs administrés. Dans les deux cas, on dit sa conviction d’exprimer les sentiments d’un peuple irakien qui ne manquerait pas de manifester, ici, sa reconnaissance aux troupes anglo-américaines, là, sa résistance à l’invasion. On le sait : ce ne fut ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre.

La teneur de la controverse aura, en tout cas, servi à étouffer un malaise dont il aurait peut-être mieux valu ne pas faire l’économie. Car s’il est peu contestable que « la guerre contre le terrorisme et les États qui le soutiennent » n’a aucunement vocation à servir la cause de la démocratie et des droits de l’homme, il n’est pas moins vrai que, tout en témoignant une sincère antipathie à Saddam Hussein, les opposants à la guerre ne proposaient rien qui fît obstacle à la survie de son régime. Fallait-il sacrifier les victimes du baasisme - et plus généralement de toutes les dictatures hostiles à l’Amérique - à la conjuration du péril représenté par les actuels dirigeants de Washington ? Fallait-il au contraire considérer que la chute du tyran de Bagdad valait bien l’érosion temporaire des libertés publiques aux États-Unis, l’alourdissement du climat sécuritaire en Occident et le renforcement probable de la position du gouvernement d’Ariel Sharon ? S’affronter à ces questions, c’était aussi se demander si elles trouvaient un écho du côté de la grande inconnue des débats sur la guerre, c’est-à-dire au sein de la population irakienne.

C’est pourquoi nous nous sommes adressés à Loulouwa Al Rachid. Chercheuse à l’Institut d’Études Politiques (où, en 1998 , elle a commencé une thèse consacrée à l’impact des sanctions sur la société irakienne) et membre de l’International Crisis Group (une ONG spécialisée dans l’analyse des crises et conflits internationaux) elle a séjourné régulièrement en Irak depuis cinq ans. On le verra, sa connaissance de la société, des lignes de tension qui la traversent, des discours qu’elle produit et qui la constituent, tranche avec les simplifications d’avant-guerre, d’autant plus enclines à faire parler les Irakiens qu’ils étaient mal connus. Et documente la surprise, consécutive à la chute du régime, de voir surgir une société là où on ne l’attendait pas.

Entretien réalisé le 28 juillet 2003 et complété le 8 septembre 2003

Depuis plus de cinq ans, vous avez choisi de porter votre attention sur la société irakienne, et non sur son seul régime. Comment avez-vous fait concrètement ?

Fin 1998, les autorités irakiennes m’ont autorisée à mener des recherches à Bagdad dans le cadre de ma thèse, « État et société irakiens sous sanctions internationales ». Depuis, je m’y suis rendue deux fois par an, à raison de trois ou quatre mois chaque fois. J’ai vécu en immersion avec plusieurs familles irakiennes, essentiellement arabes - sunnites et chiites. Je n’avais pas l’autorisation de travailler à l’extérieur de la capitale, mais je me suis efforcée d’enquêter dans plusieurs quartiers et d’appréhender plusieurs classes sociales. Début 2002, j’ai été recrutée comme consultante par l’International Crisis Group (ICG), où je suis devenue l’une des permanentes de la petite unité Moyen-Orient.

J’ai quitté l’Irak fin octobre 2002, et n’y suis retournée qu’en mai 2003. Pendant la guerre, j’étais en Syrie, qui me semblait un bon poste d’observation. C’est aussi un régime baasiste ; je voulais savoir comment les Syriens réagissaient à la chute de Saddam. On avait à l’époque le sentiment que la cible suivante de Washington serait Damas. Je l’avoue, j’ai été troublée par les réponses que j’ai obtenues. Ceux qui me faisaient confiance et savaient que je ne les citerais pas nommément me disaient qu’ils étaient très contents de ce qui venait de se passer et qu’ils espéraient que le régime de Damas serait le prochain sur la liste. Il y avait une satisfaction réelle à voir la facilité avec laquelle Saddam avait été renversé, et une jouissance à constater que l’armée n’était pas si fiable qu’on l’avait dit, que certains des éléments les plus proches du pouvoir avaient sans doute « trahi ». On voulait y voir la preuve, s’il en fallait, que les régimes oppressifs du Moyen-Orient sont artificiels, déconnectés de leur population, et donc vulnérables : autrement dit, des États en carton-pâte qui pouvaient s’écrouler brutalement.

En quoi, précisément, avez-vous été troublée ?

Il n’est pas forcément agréable de se dire qu’on verse dans l’idéologie wolfowitzienne de la « libération »... Cette guerre contre l’Irak, j’étais contre par principe : je trouvais que l’idée d’une « guerre de libération » menée par les soldats américains sonnait faux. Cela n’a pas été parfois sans me poser des problèmes avec certains de mes amis irakiens. Croyant bien faire, je leur disais que j’avais participé à Paris à des manifestations contre la guerre. Je me suis alors heurtée à un bouclier d’hostilités : « De quoi te mêles-tu ? Toi qui habites à Paris, tu ne sais pas ce que c’est que de vivre sous Saddam et de subir des tracasseries et des brimades quotidiennes. » Non que l’immense mobilisation internationale n’ait suscité de l’émotion : beaucoup d’Irakiens se félicitaient de cette solidarité. Mais ils rappelaient en même temps que seule une intervention extérieure leur permettrait de venir à bout du régime. Dans le même ordre d’idées, au cours d’une même conversation, mes interlocuteurs pouvaient faire l’éloge de la position française - une position de principe et d’indépendance sur la scène internationale - et affirmer quelques minutes plus tard que la France n’avait pris cette position que pour défendre ses intérêts commerciaux et préserver les concessions pétrolières que le régime de Saddam avait fait miroiter aux entreprises françaises si jamais les sanctions internationales venaient à être levées.

En vérité, ce trouble nous affectait aussi. N’y avait-il pas objectivement un point aveugle dans le camp de la paix ? Que proposait-il à la société irakienne, sinon la poursuite d’inspections humiliantes ?

Quand j’ai commencé mon enquête, en 1998, le ressentiment était très fort, chez mes interlocuteurs, à l’égard des Nations Unies ; il ne s’est d’ailleurs pas éteint. On a pu se sentir humilié par ces inspecteurs en désarmement qui pénétraient dans les administrations et les universités, confisquaient les archives et le matériel, et se comportaient comme des cow-boys en territoire conquis. Évidemment, parler de l’attitude des Nations Unies comme d’une « agression » ne revenait pas à légitimer le régime de Saddam. Mais le discours que je recueillais n’était sur ce point pas très différent de celui que tenait le régime. De fait, la précarisation de la société est indéniablement liée aux sanctions internationales. L’Irak de Saddam était un État rentier, qui avait fidélisé de larges pans de la société irakienne - en particulier les fonctionnaires, insérés dans un réseau complexe de distribution de biens matériels et symboliques. Or, avec l’hyper-inflation qui s’est installée à partir de 1991, ces fonctionnaires ont perdu une large part de leur pouvoir d’achat. Habitués à une certaine stabilité matérielle, ils se sont retrouvés obligés de cumuler plusieurs boulots pour s’en sortir. L’émigration a été très forte au cours des années 1990. Les sanctions économiques ont ainsi frappé durement les classes moyennes, des catégories de la population qui n’avaient d’autre revenu qu’un salaire constamment dévalué, tandis qu’elles permettaient à d’autres de s’enrichir de façon ostentatoire. Les écarts de richesse sont devenus encore plus flagrants dans les années 1990, et les tensions sociales se sont considérablement accrues. En outre, la délinquance et l’insécurité ont fortement augmenté.

Dans ces conditions, tous mes interlocuteurs me parlaient de « l’âge d’or d’avant 1991 ». Le cessez-le-feu de la guerre du Golfe avait marqué une rupture brutale dans le quotidien et dans la mémoire collective des Irakiens, et inauguré une période de « déchéance nationale ».

Quand on observe les performances de l’économie irakienne d’avant 1991, on voit que cet « âge d’or » ne correspond à rien de véritablement concret. En creusant le sujet avec mes interlocuteurs, il apparaissait que la situation avait commencé à se détériorer dès le milieu des années 1980 : les effets de la guerre contre l’Iran se faisaient déjà sentir, les infrastructures commençaient à se détériorer. Mais pour eux, il s’agissait toutefois d’une période « faste » : l’ordre régnait, on laissait sans crainte les portes des maisons ouvertes...

Du coup, le trouble dont nous parlions devient une énigme : comment passe-t-on du regret de cet âge d’or à l’envie d’en finir avec Saddam, fût-ce par une intervention extérieure ? Pourquoi la nostalgie d’un avant se transforme-t-elle en désir d’un après ?

Pour deux raisons, à mon avis. D’une part, si 1991 marque une rupture, c’est aussi parce que c’est l’année de la répression sanglante de ce qu’on a appelé la première Intifada, à l’occasion de laquelle le régime baasiste, qui venait de subir une écrasante défaite militaire, s’est vu pour la première fois menacé de l’intérieur par une mobilisation massive des populations du sud, et des Kurdes au nord. Ce soulèvement, surgi dans le contexte de la retraite précipitée du Koweit - un contexte général de chaos-, a été noyé dans le sang en quelques semaines. La répression de 1991 a donc laissé de profondes meurtrissures, et la récente découverte des charniers éparpillés dans le sud du pays en est une nouvelle trace. Dans ces conditions, l’idée d’une réconciliation avec le régime autour d’une ébauche de prospérité économique était exclue. Il n’y avait pas de retour en arrière possible.

Par ailleurs, à la fin des années 1990, j’ai pu observer directement l’érosion des récriminations à l’encontre des sanctions internationales. D’abord, parce que des mécanismes de contournement sophistiqués avaient pu se mettre en place : la contrebande pétrolière était florissante, tout le monde participait à toutes sortes de trafics - la levée des sanctions n’était donc plus un enjeu essentiel. Ensuite, parce que la situation s’est améliorée avec la mise en place du programme « Pétrole contre Nourriture » de l’ONU, qui a permis au régime d’assurer, à partir de 1997, une gestion correcte du système de rationnement des produits de base. Enfin, parce qu’il m’est apparu que la contestation des sanctions consistait, dans une certaine mesure, en une rhétorique pour étrangers, particulièrement pour les journalistes et pour certains visiteurs occidentaux « de marque » venus pour témoigner des souffrances de la population - certains d’entre eux étaient récompensés de leur solidarité par des cadeaux et des contrats. Les discours pouvaient donc évoluer, pourvu que change la donne internationale.

Est-ce à dire que le 11 septembre a été perçu, en Irak aussi, comme une opportunité ?

La réaction immédiate au 11 septembre a été, pour la majorité des Irakiens, la conviction qu’ils allaient en payer le prix. Depuis 1991, les Irakiens sont habitués à ce que le moindre soubresaut de la vie politique américaine se répercute sur eux. En Irak, on est par exemple persuadé que l’affaire Monica Lewinsky s’est soldée, pour faire diversion, par l’opération « Renard du désert » et les bombardements de 1998. Le sentiment commun était que leur sort dépendait du bon vouloir des États-Unis. J’ai d’ailleurs souvent entendu chez mes interlocuteurs, toutes classes confondues, l’idée que Saddam était « un agent des États-Unis », que son maintien au pouvoir comme son renversement se décidaient à Washington en fonction de l’intérêt national américain et pas de l’intérêt des Irakiens. Après tout, l’occasion s’était présentée aux Américains de renverser le régime de Saddam en 1991, et il avait été maintenu. Encore aujourd’hui, la chute brutale et mystérieuse de Bagdad ne fait qu’alimenter ce mythe de la collusion entre Saddam et les États-Unis : on peut ainsi entendre que Saddam et ses hommes ont vendu le pays, qu’ils ont donné les clefs de Bagdad aux Américains.

Quels étaient, dans ces conditions, les scénarios envisagés ou espérés, avant que ne se précise l’hypothèse de la guerre ?

Beaucoup avaient cru que les tentatives de déstabilisation menées par l’administration américaine allaient se révéler payantes. Il y aurait tôt au tard une révolution de palais, Saddam tomberait, soit avec l’aide des exilés, soit du fait de la corruption de ses plus proches collaborateurs. Il y a même eu un moment où l’on a imaginé que l’un des deux fils de Saddam s’en chargerait, que les Américains fermeraient les yeux et que les choses repartiraient d’elles-mêmes. On le sait, ce scénario ne s’est pas réalisé. Mais le discours dominant à Bagdad était que toute focalisation de l’attention internationale sur un autre lieu que l’Irak - le front israélo-palestinien par exemple - était profitable, parce qu’elle accordait un répit. Les Irakiens savaient que leur avenir dépendait directement des événements extérieurs, en particulier régionaux. D’un côté, ils étaient totalement coupés du monde et collectivement stigmatisés ; de l’autre, ce lien avec l’extérieur était constant. À Bagdad, les enfants connaissent dans le moindre détail le fonctionnement du Conseil de sécurité de l’ONU, et peuvent discuter du dernier discours de Kofi Annan. Ils ont développé une connaissance très intime des ressorts de la vie politique et de la diplomatie internationales, parce que l’impact pour eux en était immédiat.

Deux discours coexistaient donc : d’un côté, l’idée que sous un tel régime, un changement ne pourrait venir que du monde extérieur ; de l’autre, le sentiment que si le monde extérieur laissait l’Irak tranquille, les Irakiens auraient les moyens de redresser la situation, et de redevenir la puissance « qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être ». Il faut comprendre cette contradiction en termes d’urgence et de priorité. Un répit occasionné par un relâchement de l’attention internationale, c’est ce qui permet de bénéficier, dans l’immédiat, d’une amélioration des conditions de vie. Avant toute autre chose, la majorité des Irakiens espéraient un retour à la normalité : que s’achève l’épisode de confrontation avec le reste du monde qui durait depuis des années. Quels qu’en soient les moyens et l’issue, ils voulaient redevenir des citoyens comme les autres dans un État comme les autres. Pour eux, le chapitre de la première guerre du Golfe n’était toujours pas clos. On peut à la limite considérer qu’ils en vivent aujourd’hui les derniers rebondissements.

Les contradictions apparentes des discours que j’ai recueillis s’agencent donc harmonieusement, si on les envisage comme des tensions plus que comme des contradictions. Autre tension, sensible dans le discours de l’immédiat avant-guerre : « les Américains renverseront Saddam », me disait-on, « ils puiseront dans les ressources de l’Irak pour leur propre profit - mais qu’ils le fassent : à terme, l’Irak redeviendra le pôle de développement du Moyen Orient ». Le discours sur la « déchéance nationale » était donc inséparable de la conviction commune d’être la Prusse de l’Orient. D’un côté, on a été humilié par l’extérieur, réduit à mendier « comme les Égyptiens » ; de l’autre, on est l’élite intellectuelle et scientifique de la région, le pays qui dispose du plus grand contingent de diplômés, celui dont les réserves de pétrole dépassent celles de l’Arabie Saoudite, et qui a les moyens de les valoriser, « contrairement à ces analphabètes de Saoudiens ». Trente ans de rhétorique nationaliste, de militarisme et d’idéologie de la puissance ont donc imprégné le discours des Irakiens. Les faucons de Washington, d’ailleurs, semblent avoir eux-mêmes été convaincus par cette rhétorique saddamienne, puisqu’ils l’ont reprise pour expliquer que grâce à sa classe moyenne, l’Irak était un foyer idéal pour la démocratisation et la « contagion » de l’ensemble du Moyen-Orient.

Nationalisme plus irakien qu’arabe, donc ?

C’est un aspect essentiel du problème, et souvent négligé. Récemment, on a pu voir sur les murs de Bagdad des graffitis s’en prenant à la chaîne de télévision Al-Jezira, qualifiée de « poubelle ». La position anti-impérialiste et nationaliste arabe d’Al-Jezira s’est traduite, jusqu’à la fin de la guerre, par un soutien au régime de Saddam Hussein. Une partie de la population irakienne affiche aujourd’hui une hostilité résolue aux médias arabes qui ont exagéré les actes de résistance et entretenu « l’espoir » d’un retournement de situation en faveur du régime. De la même façon, on ressent aujourd’hui une certaine animosité à l’égard des pays arabes, accusés d’avoir soutenu le régime de Saddam et exploité les sanctions économiques en concluant des affaires juteuses en Irak. On a le sentiment d’avoir beaucoup sacrifié pour des pays qui n’ont jamais rien fait pour les Irakiens. Il en résulte l’idée partagée qu’il faut aujourd’hui opérer un recentrage autour de l’« irakité ». La relation avec le monde arabe n’est donc pas symétrique. Si la chute de Bagdad a été un choc immense, c’est moins pour les Irakiens que pour l’opinion publique arabe : Bagdad envahie par les blindés américains, c’était symboliquement très important - une histoire recommençait, balisée par un certain nombre d’événements historiques qui ont pesé dans la relation entre le monde arabe et l’Occident. C’était le retour à l’ère des mandats coloniaux. Mais à Bagdad, l’humeur était différente.

Quelle était, justement, l’humeur à Bagdad ? Car s’il n’y a manifestement pas eu la résistance annoncée, on n’a pas non plus assisté aux scènes de liesse escomptées par la coalition...

D’emblée, les Irakiens ont été méfiants vis-à-vis des objectifs de la coalition. Je crois que la majorité d’entre eux a préféré adopter une attitude de passivité et de retrait : une façon de signifier que cette bataille ne les concernait pas, qu’ils n’allaient pas risquer leur vie dans une nouvelle confrontation entre le régime et le monde extérieur. En septembre-octobre 2002, de nombreux pères de famille me disaient : « Je vais enfermer mes garçons dans la maison, je ne les laisserai pas faire comme en 1991 » - à l’époque, ils avaient porté les armes contre le régime, et le résultat avait été sanglant. Bref, la position dominante était l’attentisme et la prudence : il s’agissait surtout de ne choisir aucun camp tant que le vainqueur ne serait pas clairement identifiable. Les Bagdadi ont donc observé, dans leur majorité, une distance bienveillante vis-à-vis des troupes étrangères - non par sympathie, mais parce qu’on avait le sentiment que seul un choc exogène serait susceptible de changer un système politique complètement verrouillé.

Pourtant, dans un article publié l’an dernier, vous signaliez que, depuis 1991, le régime faisait moins peur. La première guerre du Golfe aurait donc été perçue simultanément comme la fin de « l’âge d’or » et la fin de « l’âge de la terreur ». Y a-t-il là une autre de ces « contradictions apparentes », ou de ces « tensions cohérentes » que vous signaliez tout à l’heure ?

Jusqu’en 1991, le régime était tenu pour omnipotent. Le verrouillage politique et le quadrillage policier étaient tels qu’ils paralysaient toute possibilité de changement. Mais l’époque était aussi celle d’une certaine prospérité, qui contrebalançait la peur. Nombreux étaient ceux qui pouvaient estimer qu’ils n’avaient pas à craindre pour leur vie, à condition qu’ils n’aient pas d’activité politique déclarée. À partir de 1991, ce pacte est doublement rompu. D’abord parce que l’État, qui garantissait la stabilité des prix et de la monnaie, est en panne, du fait des sanctions internationales. Mais aussi parce que la première Intifada a démystifié sa toute-puissance. Au sud, on a criblé de balles des portraits de Saddam et détruit ses statues. Dans un régime répressif, l’importance des symboles est considérable : le tyran était soudain apparu comme vulnérable, il pouvait être abattu. Dans ces conditions, la peur ne suffit plus à légitimer le pouvoir. Bien sûr, l’ampleur de la répression a montré que cette vulnérabilité était très relative, mais le pouvoir n’en était pas moins fragilisé. D’autant qu’on assiste, à partir de 1991, à un rétrécissement de son assise territoriale (au nord, les trois-quarts de ce qu’on appelle le Kurdistan irakien ont échappé au contrôle de Bagdad pour devenir une zone autonome de facto, et l’aviation américano-britannique pouvait à n’importe quel moment bombarder tel ou tel site « sensible ») et à une perte de l’usage exclusif de la rente pétrolière dont il avait bénéficié jusqu’alors. Or cet affaiblissement de l’État coïncide logiquement avec un retrait de pans entiers de la vie économique. Le régime perd dans une large mesure le contrôle de ses agents et de ses fonctionnaires et la corruption s’installe un peu partout. Dans les années 1990, les Irakiens ont alors l’impression que pour de petites transgressions banales et quotidiennes, on peut toujours s’arranger, moyennant bakchich. On a le sentiment de pouvoir négocier sa vie ou sa marge de liberté avec les agents du pouvoir. En ce sens, la répression de 1991 a moins contribué à raffermir la peur qu’à éteindre l’espoir qu’un changement politique pourrait résulter d’un mouvement de l’intérieur.

On a pourtant peine à croire que les forces politiques et sociales irakiennes telles qu’elles deviennent visibles aujourd’hui surgissent de nulle part. Qu’il n’y ait pas eu de mouvement victorieux de l’intérieur, cela signifie-t-il qu’il n’y a pas eu de tentatives, même modestes, même échouées ?

C’est la question que je m’étais posée. Il m’avait semblé que, pour l’appréhender, il fallait récuser la dichotomie passivité/révolution. Mon travail a donc consisté à étudier l’espace médian entre la paralysie totale et le soulèvement politique, dans lequel ont pu se déployer, au cours des années 1990, de multiples pratiques d’insoumission et d’irrévérence. On assiste ainsi au développement d’une littérature contestataire, qui usait en particulier de l’humour pour ridiculiser le régime et ses symboles. Cette littérature circulait, il suffisait d’une photocopieuse, elle était vendue sur les trottoirs et même dans certaines librairies - au point que les autorités ont dû mener une campagne contre « la littérature de photocopillage ». Bien sûr, l’existence de ces pratiques ne pouvait changer le rapport de forces, mais elles ont contribué à un rééquilibrage de la relation entre le pouvoir et la société civile et ont travaillé à décrédibiliser les instances politiques.

C’était particulièrement flagrant dans la fameuse banlieue dite « Saddam-City ». Ses habitants ont construit leur identité sur le sentiment d’exclusion de la prospérité du pays. Une phrase revenait sans cesse dans les entretiens : « nous sommes le fardeau qui pèse sur le coeur de Saddam ; si quelque chose doit changer, cela viendra de chez nous. » Il y a plus de deux millions d’habitants à Saddam-City, majoritairement des chiites, qui furent à l’origine des ruraux émigrés du sud du pays à partir des années 1930-40. Son premier nom était at-Thawra, le « quartier de la révolution », car le parti communiste y était très implanté, et ses habitants avaient contribué à faire basculer l’histoire irakienne dans l’ère républicaine. Leur identité « sudiste » est très forte, entretenue de génération en génération. Depuis l’arrivée du Baas au pouvoir, cette population a toujours été désignée comme une source potentielle de danger - d’abord communiste, puis islamiste chiite. À la fin des années 1970, le mouvement islamiste chiite y fut durement réprimé. Lors de la guerre contre l’Iran, les jeunes de cette banlieue ont servi de chair à canon. C’est de cette époque que date le nom de Saddam-City : une façon de reconnaître les sacrifices de ses habitants. Ceux que j’ai pu rencontrer témoignaient de leur sentiment d’être à la fois marginalisés sous Saddam et détenteurs de l’avenir du pays - ils ont la force du nombre et du chiisme militant. De fait, Saddam-City est le seul quartier de Bagdad à avoir connu un début de soulèvement, quoique limité, en 1991. Et en 1999, c’est de l’une de ses principales mosquées que partent des émeutes.

Pouvez-vous en dire plus ?

Ce qu’on a décrit comme une « deuxième Intifada » commence au lendemain de l’assassinat, à Najaf - ville sainte du chiisme mondial - de l’ayatollah Mohammad Sadeq al-Sadr. Après la guerre du Golfe, le gouvernement irakien, très fragilisé, a cherché à mettre au pas l’institution religieuse en contrôlant les nominations au sein du clergé, qu’il avait déjà mis à mal au cours des années 1970. Le régime a ainsi, paradoxalement, propulsé quelqu’un comme al-Sadr, contesté alors par une bonne partie de l’establishment clérical chiite parce qu’on le soupçonnait de connivences avec Saddam. Voilà une dictature de parti unique, qui s’était jusqu’alors présentée comme modernisatrice et laïque, qui tente soudain de se draper d’une légitimité religieuse en décrétant, en 1994, une « campagne nationale pour la foi ». Al-Sadr a su mettre à profit cet espace de réislamisation imposé par le pouvoir pour s’ériger peu à peu en principal porte-parole de la dissidence intérieure et de la contestation du pays chiite en Irak. Au milieu des années 1990, ses étudiants sont très nombreux, issus pour la plupart des quartiers pauvres de Bagdad, des cassettes de ses prêches circulent dans la capitale... on le voit partout drapé d’un tissu blanc, symbole du linceul dont on enveloppe les morts, pour signifier qu’il est prêt à être tué d’un moment à l’autre. Al-Sadr a poussé jusqu’à ses limites la marge de transgression possible sous un régime autoritaire comme celui de Saddam et des baasistes - et il a été assassiné en 1999 avec ses deux fils. La deuxième intifada se répercute dans le sud - où Bassora tombe quelque jours aux mains de la rébellion avant d’être reprise dans le sang - mais aussi et surtout à Bagdad. Al-Sadr est devenu un mythe, particulièrement parmi la jeunesse chiite pauvre, et depuis la chute du régime, Saddam-City a été rebaptisée al-Sadr-City.

Comment les Américains composent-ils avec ces formes d’activité sociale ? Constituent-elles une contrainte, ou au contraire une opportunité ?

L’approche américaine des premiers mois, celle de Jay Garner, a d’abord consisté à fabriquer une autorité irakienne composée essentiellement des exilés avec lesquels ils travaillaient depuis 1991 : on maintenait une forte présence militaire américaine sur le territoire irakien, mais on se mettait en retrait de la gestion quotidienne du pays, on évitait de s’exposer aux critiques et aux demandes directes de la population. Mais l’idée d’un transfert rapide du pouvoir, envisagée à la conférence de Nassyria à la fin du mois d’avril, a échoué. Les Américains se sont retrouvés face à de multiples acteurs sociaux émergeant de l’intérieur, et réclamant une représentation politique. Ils se sont rendus compte que les exilés ne disposaient pas de véritable base sociale et qu’ils ne pouvaient pas à eux seuls assumer le pouvoir.

À la chute du régime, les Américains, après avoir sécurisé ce qui leur semblait important - les installations pétrolières et quelques bâtiments administratifs « sensibles » - , se sont empêtrés dans leurs propres difficultés matérielles et logistiques. Dans la gestion de ce chaos, le clergé chiite et les jeunes islamistes de l’intérieur ont pris l’initiative, avec un incontestable savoir-faire. Ils étaient insérés dans le tissu social et associatif, et se sont vite imposés comme une autorité morale, sociale, voire policière dans certains quartiers.

L’attention des forces de l’occupation s’est donc naturellement portée sur le chiisme irakien et sur la ville de Najaf, où réside le haut-clergé chiite. Était-on menacé ? Avait-on fait tout cela pour se retrouver face à un péril de type khomeyniste ? Allait-on se retrouver avec des gens qui ressembleraient au Hezbollah libanais ? Il y avait donc une pression pour étudier le monde chiite. Je vais dire des platitudes, mais il est nécessaire de les répéter. Parler des chiites irakiens comme d’une communauté monolithique est une imposture. Il s’agit de 15 à 16 millions d’individus qu’on ne peut contenir dans une seule catégorie. Le chiisme est traversé par des conflits, des enjeux économiques et de classes sociales. Il y a des radicaux, des modérés, des laïcs, des islamistes, des communistes. Ce n’est pas différent, ni isolable, du reste de la population. Peu de choses distinguent un arabe chiite irakien d’un sunnite, ils parlent la même langue. Le danger, c’est que l’ingénierie politique américaine - et donc toute la reconstruction du paysage politique post-saddamien - se fait sur des bases confessionnelles. On ethnicise l’appartenance au chiisme - et qu’importe si vous êtes croyant ou athée, libéral ou intégriste.

Les Irakiens se plient-ils à cette répartition confessionnelle ?

Le Conseil de gouvernement irakien mis en place par Paul Bremer, qui a succédé à Garner, a été élaboré selon un très savant dosage ethnique et confessionnel. Sur ses vingt-cinq membres, il y a treize chiites, cinq arabes sunnites, cinq Kurdes, un chrétien et une Turkmène. Pour la première fois dans l’histoire de l’Irak, les chiites et les kurdes - les deux composantes de la société irakienne qui avaient été exclues du champ politique - se voient reconnaître une représentation proportionnelle à leur poids démographique. On ne peut que s’en réjouir. Mais il faut savoir que c’est un tournant majeur. On érige les appartenances confessionnelles et les origines ethniques en principes fondamentaux d’organisation du champ politique. L’une des conséquences de cette approche est l’ostracisme à l’encontre des sunnites, considérés en bloc comme des agents de l’ancien régime. Les Irakiens eux-mêmes instrumentalisent désormais cette conception. Les Américains sont en train de construire un système politique où les appartenances sont considérées comme des absolus. Il y a là un choix important pour l’avenir des Irakiens, qui aurait mérité d’être débattu par les principaux intéressés. Car l’État irakien, depuis sa naissance, avait prétendu démolir ces appartenances ethniques, en les niant de façon extrêmement brutale.

Derrière cette irakité affichée, le système n’était-il pourtant pas clairement discriminatoire ? Si les critères ethniques n’étaient pas mis en avant, ne peut-on toutefois penser qu’ils fonctionnaient sur le terrain ?

Au nom de l’irakité, un clan monopolisait en effet le pouvoir. Deux précisions s’imposent cependant. Ce monopole était moins celui d’une catégorie confessionnelle - « les » sunnites - que d’un groupe de parentèle, d’une région, d’une ville particulière. Par ailleurs, la discrimination s’exerçait principalement dans le cadre de l’exercice du pouvoir politique. Il en allait de même de la répression, qui frappait ceux qui menaçaient la survie politique du clan au pouvoir : le mouvement nationaliste kurde, l’opposition chiite. Hors de l’espace politique, toutes les composantes de la société irakienne étaient représentées. C’était le cas dans la classe des marchands et des entrepreneurs, mais aussi dans l’armée : on y comptait beaucoup d’officiers chiites. Ce n’était plus le cas quand on se rapprochait du centre du pouvoir : dans la garde républicaine, les officiers étaient exclusivement recrutés dans des tribus qui avaient des relations étroites avec le régime. Les critères de parentèles et de solidarités régionales sont donc plus pertinents que les critères ethniques et confessionnels pour comprendre la façon dont a fonctionné le régime baasiste. Dans un quartier comme Saddam-City, le pouvoir a par exemple pu fidéliser bon nombre d’habitants, pourtant chiites, en achetant des loyautés et en manipulant les uns contre les autres.

L’approche ethnique et confessionnelle en vigueur aujourd’hui conduit-elle à majorer le poids politique des communautés jadis les plus éloignées du pouvoir ?

Dans la compétition politique qui s’ouvre aujourd’hui en Irak, le nombre de victimes ou de « martyrs » dont peut se prévaloir une communauté est un atout. Le prix du sang est une façon de réclamer une part du marché politique qui est en train de se reconstituer. À Bagdad, on voit partout des banderoles noires. Ce sont des faire-parts de décès, mais dont les dates peuvent être très anciennes : « le martyr untel, exécuté en 1980, en 1981... ». Il est vrai que les archives des services de renseignements ont été pillées, et que certains, qui attendaient parfois depuis vingt ans le retour de leurs disparus, ont pu enfin disposer de preuves tangibles de leur exécution.

Inversement, ceux qui sont suspectés d’avoir bénéficié de la protection du régime sont extrêmement malmenés. Il faut bien le reconnaître, c’est le cas des Palestiniens. Ils forment en Irak une importante communauté ; un certain nombre d’entre eux sont arrivés comme réfugiés en 1948. On en est donc à la troisième génération, beaucoup sont nés en Irak, mais ils n’ont jamais eu de passeport irakien. Or ils ont été la cible de violences de la population immédiatement après la chute du régime. La perception populaire en Irak est que les Palestiniens avaient été protégés par le régime, qu’ils avaient été mieux lotis que les Irakiens. Cela a été aggravé par le fait que, depuis le début de la deuxième Intifada palestinienne, Saddam se vantait de distribuer des milliers de dollars aux familles des kamikazes palestiniens. Les Palestiniens étaient donc perçus comme des parasites qui prospéraient avec la bénédiction de Saddam. Pourtant, pour une poignée de Palestiniens qui a pu entretenir des relations étroites avec le régime, des milliers d’autres connaissaient les mêmes dif-ficultés que les Irakiens. Ils n’en ont pas moins été pris pour cibles. À Bagdad, le régime avait affecté un complexe HLM à un certain nombre de réfugiés palestiniens - c’était le meilleur moyen de contrôler ces populations, en les parquant dans un même lieu, et en évitant qu’elles ne se fondent dans la masse des Irakiens. Dès la chute de la capitale, la foule a envahi ce complexe résidentiel et délogé les Palestiniens. Le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) est alors arrivé et a dressé ses fameuses tentes bleues. Aujourd’hui, un camp de Palestiniens installé sur un terrain vague parsemé d’ordures fait donc face à la barre HLM où ils habitaient quelques mois auparavant. J’ai rencontré un certain nombre d’entre eux : ils ne peuvent pas quitter l’Irak, ils n’ont pas de passeport, aucun pays ne veut d’eux.

Quelle est votre analyse de la politique de « débaasification » décrétée par Bremer ?

Elle s’est révélée désastreuse, tant sur le plan symbolique que sur le plan matériel. En Irak, l’appartenance au Baas ne signifiait pas nécessairement la participation aux exactions du régime : c’était souvent la condition pour accéder à un emploi ou à une promotion dans la fonction publique ou dans l’armée. La débaasification, qui purge les structures irakiennes, et particulièrement l’administration, des membres du Baas, est vécue comme une punition collective qui frappe sans discrimination, et sans qu’aucune procédure d’enquête ait été mise en place. Elle a ouvert la voie à toutes sortes de règlements de compte et de délations. Dans la fonction publique irakienne, on s’est mis à dénoncer comme baasiste quiconque était considéré comme gênant. En fait il faut arrêter cette focalisation sur le Baas. Ce n’est pas en son nom qu’aujourd’hui les actes de résistance ou les attaques contre les soldats américains sont menés. Le Baas est une idéologie qui a vécu, qui est emportée à jamais. Elle pourra se reconstituer sous forme de groupuscules qui se réclameront peut-être du panarabisme ou du patriotisme irakien. Mais la page est définitivement tournée sur le parti Baas en tant que tel.

Par ailleurs, la débaasification a décapité la haute fonction publique, et aggrave les dysfonctionnements de l’administration irakienne. Bremer chapeaute une administration essentiellement américaine - sous le label « coalition » - pour gérer le pays. Des équipes réduites - cinq à dix personnes maximum - de fonctionnaires, issus de tous les départements de l’administration américaine et dans une moindre mesure britannique, sont en charge de chaque ministère, et dupliquent les structures irakiennes existantes, paralysées depuis le décret de débaasification et privées de tout pouvoir de décision. Non seulement les Irakiens ont le sentiment d’être considérés comme de simples auxiliaires de la volonté américaine, mais la coalition échoue à remettre le pays en marche. Ces ratés peuvent faire d’énormes dégâts. La coalition sera jugée dans le très court terme. Si la reconstruction matérielle ne s’améliore pas de façon palpable et rapide, la reconstruction politique n’en sera que plus difficile.

Avez-vous revu vos interlocuteurs de 1998 ? Comment décrivent-ils la situation ?

Aujourd’hui, le renversement du régime semble très lointain. Il ne faut pas négliger ces temporalités rétrécies, en l’espace de quelques semaines. Les urgences actuelles sont l’électricité, qui ne marche que quelques heures par jour ; l’approvisionnement en eau ; la sécurité. Mes interlocuteurs expriment donc une obsession de retour à la normalité. Il en résulte un ressentiment à l’égard des Américains, d’autant plus fort que leur puissance est fantasmée. On peine à croire que la première puissance du monde n’a pas les moyens de rétablir l’électricité - c’est-à-dire aussi l’eau -, de reconstruire les routes, d’effacer les traces de la guerre. C’est à Bagdad que la situation est la plus difficile. Or ses habitants avaient été, sous Saddam, relativement épargnés : pendant la guerre contre l’Iran, ils étaient loin du front ; et après la guerre du Golfe, le régime, qui savait que tout se jouait à Bagdad, a porté tous ses efforts sur le retour à la normalité dans la capitale - la reconstruction s’est faite au détriment du reste du pays, où les infrastructures ont été démontées, puis réinstallées à Bagdad. C’est là que surgit la comparaison avec l’ancien régime. Ceux qui étaient les premiers à se réjouir de la chute de Saddam disent aujourd’hui : « sous Saddam, ce désordre aurait été maîtrisé en l’espace de quelques semaines. »

Comment ces mêmes interlocuteurs réagissent-ils aux derniers attentats - ambassade de Jordanie le 8 août, siège de l’ONU le 20 août, al-Hakim à Najaf le 29 août ?

Ils les condamnent. Ils sont enclins, dans leur majorité, à y voir la main des agents du régime déchu, qui seraient depuis peu secondés par des renforts dépêchés par al-Qaeda et ses extrémistes wahhabites. Cela va sans dire, ce discours conforte la rhétorique américaine de la « guerre contre le terrorisme ». On ne peut exclure cette hypothèse d’une alliance - nouvelle et « contre-nature »- entre les baasistes et les jihadistes ; mais les preuves de l’implication d’al-Qaeda restent peu convaincantes. Pour ma part, je pencherais plutôt pour la piste d’éléments issus des services de renseignements et de sécurité de Saddam, parmi les forces qui peuvent trouver intérêt à faire dérailler la phase de transition en Irak.

L’attentat de Najaf au cours duquel l’ayatollah al-Hakim a trouvé la mort suscite une grande colère chez les chiites. Ils se sont sentis visés dans leur appartenance confessionnelle par cette attaque contre leur ville sainte et l’un de leurs principaux dignitaires religieux. Il serait toutefois exagéré d’en conclure que la situation dérape vers une « libanisation », et une inéluctable montée des tensions interconfessionnelles sunnites/chiites. Ce qui est sûr, c’est que le sentiment dominant est à la colère, particulièrement contre l’incurie des forces de la coalition. Aujourd’hui, peu d’Irakiens réclament ouvertement le départ immédiat des Américains. Il me semble que la majorité de la population reste convaincue qu’un retrait précipité des troupes américano-britanniques entraînerait le pays dans la guerre civile et la violence. Mais les frustrations sont énormes. Pour le moment, Saddam et ses agents servent encore d’épouvantail : ils permettent de rassembler les différentes composantes de l’échiquier politique irakien et la coalition américano-britannique. Jusqu’à quand ?