Vacarme 13 / arsenal

« On choisit un autre métier si on ne veut pas d’ennuis » entretien avec Brigitte Lainé et Philippe Grand

Dans les années 90, Jean-Luc Einaudi et Claude Liauzu connaissent, pour accéder aux archives françaises de la guerre d’Algérie, les mêmes difficultés qu’avaient rencontrées Robert Paxton et Michaël Marrus à la fin des années 60 pour obtenir communication des archives françaises de la période 40-45. Quel sentiment diffus de culpabilité collective empêche de promulguer une loi claire et précise sur la communication des archives ? En 1998, Maurice Papon porte plainte pour diffamation contre Jean-Luc Einaudi, qui avait témoigné au procès de Bordeaux à la demande des parties civiles, et répété, dans un article du Monde, qu’un massacre a été perpétré en 61 par la police sous la responsabilité de Papon. Conservateurs en chef du patrimoine détachés aux Archives de la Ville de Paris, Brigitte Lainé et Philippe Grand témoignent pour Einaudi. Celui-ci sera relaxé et Papon débouté de sa plainte.

propos recueillis par Jean-François Perrier et Isabelle Saint-Saëns

En France, comment se fait la communicabilité des archives ? Pour la période qui va de 1940 à nos jours, que peut-on consulter, et qui peut consulter ?

B. Lainé En principe, tous les documents sont communicables au bout de trente ans, mais la loi d’archives (3 janvier 1979) prévoit des délais particuliers de communicabilité selon les documents, et ces durées sont peu explicitées : 150 ans à compter de la naissance pour les documents comportant des renseignements individuels à caractère médical, 120 ans pour les dossiers de personnel, 100 ans à compter de la date de la clôture du dossier pour les documents relatifs aux affaires portées devant les juridictions (y compris les décisions de grâce), 60 ans pour d’autres documents. Je cite l’article 1er de la loi : « Ne peuvent être communiqués qu’après un délai de 60 ans les archives du service du président de la république et du Premier ministre, les archives du ministre de l’intérieur et de l’administration préfectorale, les archives des services de la police nationale mettant en cause la vie privée ou intéressant la sûreté de l’État ou la défense nationale, les rapports des inspections générales des ministères intéressant la vie privée, les dossiers fiscaux ou domaniaux »

Ph. Grand La loi est bardée de petits alinéas, de décrets d’application, de toute une série de règlements de l’administration publique, et plus encore de toute une série de non-dits. Il semblerait que la protection de la vie privée existe pour tous les actes d’état civil, probablement à cause des mentions marginales. Mais pourquoi considère-t-on que des actes officiels (mariage, divorce) ne peuvent pas être publics ? Ça n’a jamais été expliqué. Concernant l’accès aux archives publiques de la période 1940-1945, une circulaire du Premier Ministre du 2 octobre 97 précise que « Ainsi que le relève le rapport, déjà mentionné, de M. Braibant, la divulgation de documents vieux de plus de cinquante ans ne présente plus aucun risque pour la sûreté de l’État ou la défense nationale, en dehors de cas particuliers extrêmement rares. C’est pourquoi, sauf exception dont je souhaite que mon cabinet soit informé, les demandes d’accès à des archives ayant trait à la période 1940-1945 ne devront plus être rejetées sur le fondement de ces impératifs. Sous cette réserve, le seul motif sur lequel pourra s’appuyer un refus de dérogation sera le respect de la vie privée »

Outre les délais légaux à compter du versement aux archives, la constitution des archives est-elle immédiate ? Par exemple, pour les archives arrivées par caisses entières à Aix-en-Provence au moment de la décolonisation, il était répondu, il y a quelques années que la consultation était impossible parce que ce n’était pas classé.

B. Lainé Les dossiers que nous avons évoqués lors du procès Papon-Einaudi avaient été versés aux archives de Paris au début des années 90, alors que les faits remontaient à 1961, ce qui est tout à fait normal puisque les documents judiciaires sont en général versés trente ans après les faits (pour le pénal ; pour le civil, ça va plus vite, entre 5 et 10 ans). Quand on verse des jugements, on verse les dossiers avec. Le parquet observe à peu près cette règle. Ces dossiers-là arrivent donc souvent très tardivement après les faits.
Par ailleurs, la date de versement par rapport aux faits varie selon les administrations et la volonté des chefs de service. Un préfet ou un sous-préfet peut toujours estimer qu’il fera verser les archives soit à son départ, soit quand il le jugera utile. Quant à la préfecture de Police de Paris, elle fait la pluie et le beau temps. Elle a ses propres archives internes, qui échappent au contrôle de la direction des archives de France et, faute de place, elle pilonne beaucoup ; c’est ce que laisse supposer le rapport de la commission Mandelkern. C’est qu’il faut garder le moins d’archives possibles : ça encombre, et il ne faut pas grever le budget de la France... On pilonne à tour de bras, et pas seulement dans les périodes tragiques comme octobre 1961. Actuellement, aux archives de Paris, le directeur fait pilonner énormément de dossiers du tribunal administratif. J’ai vu de mes propres yeux aller à la poubelle des dossiers de gens qui, dans les années 1971-72, faisaient des demandes pour obtenir une carte de déporté résistant.
La pratique, c’est aussi de faire des tris : « on vous donnera uniquement ce qui est arabe ou ce qui est juif. » Mais qui dit que ces dossiers sont ceux des Arabes des massacres de 61 ? D’un versement qui faisait environ 100 mètres linéaires, on se retrouve avec 1,5 mètre linéaire. On ne vous explique pas pourquoi on conserve tous les Arabes, et au nom de quoi on sait que ce sont des Arabes. On extrait les documents de leur contexte.

Ph. Grand C’est ce que l’on peut appeler le néo-révisionnisme : on fait des concessions, morceau par morceau.

En amont, donc, des délais de versements et des délais légaux. Mais en aval ? Comment obtient-on et qui obtient le droit de consulter les documents ? Claude Liauzu, dans son article des Temps Modernes, dit que sur des sujets brûlants, comme le sont en général les sujets d’histoire contemporaine, on crée des comités ou des groupes d’experts pour calmer le jeu.

B. Lainé Théoriquement, le système est extrêmement libéral : tout le monde peut consulter les documents administratifs conservés dans les archives départementales ou dans les ministères. En pratique, ces documents ne sont consultables que si le service versant accorde au demandeur une première dérogation, et le directeur des archives de France - et uniquement lui - une seconde. Or, dans notre pays démocratique, ces dérogations se donnent à la tête du client. On a refusé à Jean-Luc Einaudi l’accès aux dossiers sur les massacres de 1961 parce qu’il n’était pas historien, mais éducateur de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, alors qu’en même temps le parquet accordait la même dérogation pour les mêmes documents à trois universitaires.

Ph. Grand Si vous arrivez comme un historien estampillé, ça joue dans la décision. Mais pas estampillé par n’importe qui : une seule institution est compétente sur la seconde guerre mondiale, l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). Ils sont compétents à 100%, et à l’inverse toute personne qui n’a pas leur label est suspecte.

B. Lainé En prenant un profil bas, ils ont finalement obtenu toutes les dérogations qu’ils voulaient. L’IHTP s’est tout à fait satisfait de cette demi-ouverture des archives, et ne souhaite pas que ce soit librement communicable, puisque son privilège serait aboli. C’est une espèce de pré carré, seuls les chercheurs qui appartiennent à l’Institut et qui se conduisent bien ont des autorisations.
Il y a aussi des intérêts annexes, les intérêts économiques de publication : celui qui a accès aux archives peut faire un livre que les éditeurs prendront d’autant plus volontiers qu’il est le seul à pouvoir utiliser certains documents. Entre le chercheur qui fait la demande et l’archiviste qui la lui donne, chacun se nourrit d’un pseudo-pouvoir, d’une pseudo-reconnaissance. Mais c’est une histoire qui se termine « bien » : les ouvrages seront publiés, on pourra enseigner aux jeunes, et on aura une histoire officielle
D’aucuns vont jusqu’à prétendre qu’ils détiennent une sorte de monopole : c’est peut-être aller trop loin. Néanmoins, le label IHTP n’est pas dénué d’un certain prestige, de même que celui de Sciences Po... Il faut bien constater que le système de dérogations leur est moins cruel qu’aux universitaires qui se présentent en électrons libres. Encore que la nébuleuse archivistico-universitaire n’aide guère à y voir clair. Le danger n’est pas à négliger de l’élaboration et de l’écriture d’une histoire consensuelle, raisonnée et raisonnable, faite à partir des recherches d’une seule école de pensée.

Comment avez-vous été amenés à témoigner au procès Papon-Einaudi, et pourquoi votre « hiérarchie » s’est-elle tout à coup manifestée après votre témoignage ? Vous dérangez en dérogeant à l’obligation de réserve ?

B. Lainé Jean-Luc Einaudi voulait consulter les archives du parquet pour octobre 61. Il connaissait bien le sujet, il avait déjà écrit La bataille de Paris. On l’a mené en bateau jusqu’en janvier 99, onze mois plus tard, à la veille de l’audience, il n’avait toujours pas de réponse à sa dérogation, ce qui est aberrant. J’étais folle furieuse, je l’ai prévenu, et il m’a demandé si j’accepterais de témoigner. Le jour de l’audience, il a reçu une dérogation du ministère de la Justice, mais il manquait encore l’autorisation des archives de Paris.

Dès le lendemain du procès, avant même le jugement, sur la base des articles de presse, le directeur des Archives de Paris a demandé un rapport pour ma convocation devant un conseil de discipline. Il y a eu une double inspection, de la ville puis du ministère. Nous n’avons vu aucun de nos collègues, à aucune des quatre audiences, mais on a fait courir le bruit que j’avais communiqué des dossiers à l’audience. L’administration considérait que ces registres, qui sont les seuls moyens d’accès au dossier, sont des documents confidentiels, donc soumis à la règle des cent ans. Au cours de l’enquête administrative, nous avons toujours plaidé que c’étaient des instruments de travail, donc immédiatement communicables, parce que c’est la seule façon de connaître la date d’un jugement ou d’une ordonnance. Il y a eu une double inspection, du ministère pour commencer, puis de la Ville et du ministère agissant conjointement (!). Nous n’avons vu aucun de nos collègues, à aucune des quatre audiences, mais le bruit courait que j’avais communiqué des dossiers à l’audience...
Nous n’avons plus rien à faire depuis avril 1999. Par une note de service, le directeur des archives de Paris a repris pour lui nos attributions (les prisons pour Philippe, les archives économiques et fiscales pour moi), sans nous citer. Nous sommes payés à ne rien faire, nous ne sommes plus avisés des réunions de service, le service est géré en oubliant que nous sommes là. Nous sommes en pénitence, la honte des archives. L’encadrement nous a mis en quarantaine.

La CGT et la CFDT nous ont soutenus, mais leur priorité était qu’il n’y ait pas de sanctions du ministère, ce qui a été obtenu. Madame Trautmann, qui savait à peu près de quoi il s’agissait, avait classé l’affaire.

Ph. Grand On choisit un autre métier si on ne veut pas d’ennuis. Au départ, on était convenables puisqu’on était chartistes... L’administration a tout son temps.
On parle de notre « implication », mais je considère que c’est l’administration qui s’est impliquée, qui s’est départie de sa neutralité.

Post-scriptum

Voir le très bon dossier sur les archives de la LDH Toulon