Vacarme 28 / Cahier

le bruit des archives

sous le peuple, visage de la population sur les photographies de Marc Garanger

par

De la guerre d’algérie, nous avons des images. mais il n’y a pas d’équivalent aux portraits de ces femmes, regroupées dans un camp dans le secteur d’Aumale (actuellement Souk el Ghozlane), que Marc Garanger, alors appelé, fut amené à photographier en 1960. de face, forcées à se découvrir. celles-ci donnent un visage à la population et témoignent de sa mise à nu par l’armée. Quand la France coloniale, à son tour, se dévoile.

Ce ne sont pas des images comme on en voit beaucoup de la guerre et des populations qu’elle affecte — des images saturées par leurs revendications, image en gloire du peuple en arme ou image exigeant la pitié, la compassion, l’effroi. Ce n’est pas que la situation en Algérie ait manqué de peuple en lutte ou de misère, ni que les femmes des camps de regroupement du secteur d’Aumale, en 1960, n’eussent pu incarner cela. Ce n’est pas que les photographies de Marc Garanger ne soient pas militantes. C’est plutôt que leur sens politique est d’une autre nature, et doit d’abord être compris comme une politique qui met en œuvre les pouvoirs propres de la photographie — une continuation de la guerre par d’autres moyens, ceux par lesquels sont menées des opérations sur le visible : il s’agit moins en effet de crier ou de revendiquer, que de rendre visible ce à quoi la guerre coloniale a précisément pour but de refuser la visibilité. Ainsi, tout simplement, des visages, ceux des femmes algériennes, visages plusieurs fois invisibles, plusieurs fois niés. Comme le confie un officier parachutiste à l’historienne qui l’interroge sur la pratique du viol comme instrument de guerre contre la population : il n’aurait pas pu y avoir beaucoup de viols en Algérie parce que, à la différence des filles d’Indochine, « le problème des Algériennes, c’est qu’elles étaient sales et voilées » (témoignage recueilli par Raphaëlle Branche, La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, p. 290). Le crime est parfait : le visage des femmes s’efface derrière le voile et la saleté ; même violées, leur viol n’aura jamais eu lieu. Même dévoilé pour les besoins de la photo d’identité, même vu, ce visage reste invisible : « Venez voir, venez voir comme elles sont laides ! Venez voir ces macaques, on dirait des singes ! » (propos du Capitaine à ses officiers d’État-major, rapportés par Marc Garanger, Femmes Algériennes 1960, postface). C’est contre cette invisibilité que le photographe mène sa guerre ; par le portrait, il donne à voir le visage d’une population qu’on ne veut pas voir.

La guerre d’Algérie a la spécificité, parmi les guerres de la deuxième partie du 20ème siècle, d’être l’une de celles qui a, au plus haut point, donné lieu au face à face entre une armée et une population. Une population : non pas le peuple, non pas la nation, mais plutôt l’objet de la démographie et des pyramides des âges, objet signalé par le fait qu’il se prête à une série d’opérations : administrer, compter, recenser, surveiller, soigner, ficher, nourrir/affamer, isoler, déloger, déplacer, mettre en camps. L’Algérie française est ce morceau de France (devenu territoire français en vertu de la Constitution de 1848) où la population, dans sa majorité, resta l’objet que l’on administre, sans accéder à l’existence politique. Tandis que le peuple français ne connaît que des citoyens, la population des Français d’Algérie fut triée : FMA (Français musulmans d’Algérie) et FSE (Français de souche européenne). Tandis que les FSE (comprenant les enfants d’étrangers européens à partir de l’application du droit du sol en France en 1889, et donc aussi en Algérie, sauf pour les FMA) font partie intégrante du peuple français, la population FMA, formellement française, n’accède pas à la nationalité, ni à la citoyenneté, et reste sans droit de vote (sinon progressivement pour un « collège musulman » dont le poids restera ridicule eu égard au fait qu’il représente la majorité de la population), soumise à un régime juridique spécifique (au moins jusqu’à l’ordonnance du 7 mars 1944 qui supprime le statut pénal de l’indigène et soumet les musulmans aux mêmes tribunaux et aux mêmes lois que les FSE) et, de manière générale, à la discrimination économique et sociale. Au cours de la guerre d’Algérie, cette situation connaît d’ailleurs une accélération — au moment où le pouvoir d’administration de la population passe directement à l’armée. Cette forme inédite de pouvoir se déploie dans des zones où le contrôle de l’administration civile s’estompe, où l’armée entend tout à la fois surveiller, éduquer, nourrir, soigner, à travers ses SAS (Sections Administratives Spéciales), créées en 1955 et qui organisent le regroupement d’une partie significative de la population algérienne en camps (plus de 10% de la population totale). De ce face à face entre l’armée et la population, sur lequel la machine d’État n’a elle-même plus qu’une visibilité réduite, nous sont parvenues des images, celles de Marc Garanger.

Il y a bien eu, pendant la guerre, des images du peuple en arme, de la nation naissante, alors interdites en France : photographies de Kryn Taconis ou de Dickey Chapelle que l’on a récemment eu l’occasion de voir à Paris (Exposition Photographier la Guerre d’Algérie, Hôtel de Sully, 23 janvier-18 avril 2004). Taconis et Chapelle, respectivement hollandais et américaine, suivent tous deux, dès 1957, les troupes du FLN, donnant à voir une armée disciplinée aux antipodes des caricatures véhiculées par la propagande française et les photographes officiels de l’armée. Mais il n’y a probablement pas d’équivalent aux photographies de Marc Garanger (lui-même présent à l’exposition de l’Hôtel de Sully), qui donnent un visage à ce qui sinon n’en n’aurait pas eu : la population des camps de regroupement. Le jeune photographe, sursitaire, appelé sous les drapeaux, arrive en Algérie en mars 1960, où il est affecté à des tâches de secrétariat. Le commandant, voyant quelques photos qui traînent sur le bureau, le nomme, de façon informelle, photographe du régiment, et lui demande immédiatement d’aller photographier « les Fells qui sont au tapis », ce qu’il appelle « son tableau de chasse ». Le photographe devient le témoin des assassinats de l’armée : les gardes du corps tués d’une balle dans le cœur, les prisonniers abattus après interrogatoire, officiellement morts des suites de leurs blessures.

Les « centres de regroupement » sont le terrain où s’est traduit le plus clairement en Algérie le face à face de l’armée et de la population. On se reportera au document, décisif sur cette question, rédigé par Michel Rocard, alors jeune inspecteur des finances, officiellement chargé d’étudier le régime foncier des terres musulmanes, et qui remet un rapport « sur les centres de regroupement », dont le contrôle échappe à l’administration. Le journal Le Monde en publie des extraits le 18 avril 1959 ; Pierre Vidal-Naquet le publie intégralement dans les n° 12 et 14 de Témoignages et Documents (mai et juillet 1959), et dans La Raison d’État (Minuit, 1962). Il vient de paraître pour la première fois sous le nom de Michel Rocard aux éditions Mille et une Nuits — illustré par des photographies de Marc Garanger. Le problème qui mène à la constitution de ces centres trouve son origine dans la définition par l’armée, dès 1954, de « zones interdites ». Un tract intitulé « Appel à la population » (publié par Pierre Vidal-Naquet dans La Raison d’État, p. 59-60), lâché en 1954 par l’aviation sur les montagnes de l’Aurès en révolte, invite les « musulmans » à ne pas suivre les fauteurs de troubles et à rallier immédiatement « et avant dimanche 21 novembre, à 18 heures, les zones de sécurité avec [leurs] familles et [leurs] biens », avant qu’un « malheur terrifiant » ne s’abatte « sur la tête des rebelles » et qu’à nouveau règne « la paix française ». Il s’agit, en vidant des zones où désormais l’on tire à vue, de couper les Fellaghas de tout soutien de la population. Dès 1955, des camps de regroupement apparaissent, mais le mouvement s’accélère en 1957-58, à mesure que l’armée prend le contrôle du pouvoir d’administration sur la population. Présentés comme une mesure humanitaire, ces regroupements accomplissent plutôt l’extension du contrôle. L’enquête menée par Michel Rocard permet une évaluation quantitative de la population concernée et de sa répartition démographique. Le jeune inspecteur des finances comprend que les statistiques dont disposent les préfectures sont net-tement sous-évaluées, l’armée évitant de donner une existence administrative à ces centres, tant qu’elle peut se passer de crédits supplémentaires ou qu’elle parvient à faire affecter les budgets des travaux d’intérêts communaux (TIC) à ses dépen-ses. En croisant les statistiques officiel-les et la situation dans les régions qu’il visite, Rocard estime au million la population concernée — chiffre dont on pense qu’il a été dépassé en juin 1958. Le rapport témoigne en outre de la sous-représentation des hommes en âge de se battre ou de travailler et de la sur-représentation des enfants (plus de 50%) dans cette population qui a été coupée de ses moyens d’existence (agriculture ou élevage) par le déplacement. La situation sanitaire est alarmante. Les officiers SAS interrogés par M. Rocard le conduisent à l’estimation suivante : « une loi empirique a été constatée : lorsqu’un regroupement atteint 1000 personnes, il y meurt à peu près un enfant tous les deux jours » (p. 126).

Marc Garanger se trouve projeté au cœur de ce « bio-pouvoir » directement exercé par l’armée sur la population, le jour où on lui demande de faire les photos d’identité de celles et ceux qui ont été regroupés dans la région où il se trouve. Comme le jeune inspecteur des finances, le jeune photographe détourne sa mission administrative. Il connaît les portraits qu’Edouard Curtis a faits des Indiens d’Amérique, au début du siècle, et se dit que c’est la même histoire qui se reproduit. Ce ne sont pas des photos d’identité qu’il entend faire, mais « des portraits en majesté d’un peuple ». Les femmes sont convoquées (photo 1). Il les photographie comme elles se présentent, avec leurs coiffes (photo 2). Le commandant, voyant les premières photos d’identité, recadrées 4x4cm, déclare : « On ne va pas faire une photo d’identité avec son chapeau sur sa tête », et l’ordre est donné aux femmes de se découvrir (photo 3, 4 et 5) : ultime opération sur la population déplacée, regroupée, décoiffée. Lors de sa seule permission, en 1961, il emporte clandestinement ses photos à L’Illustré Suisse, à Lausanne, qui les publie quelques semaines après qu’il soit retourné dans son régiment, en Algérie. Le photographe rend ainsi un visage à cette population invisible de femmes, d’enfants et de vieillards qui peuplèrent les camps de l’armée française en Algérie.

Post-scriptum

Outre le livre de Michel Rocard (Rapport sur les centres de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie, Ed. Mille et une Nuits, Paris, 2003), on retrouvera les photographies de Marc Garanger en Algérie dans : Femmes Algériennes 1960, Atlantica, 2002 (3ème édition, 1ère édition chez Contrejour en 1982) ; La guerre d’Algérie vue par un appelé du contingent, Seuil, 1984 (actuellement réimprimé) ; Femmes des Hauts-Plateaux, Algérie 1960, La Boîte à Documents, 1990.