une armée en campagne entretien avec Bernard Duterme

De l’adjectif « intergalactique » que Marcos accole à l’EZLN, il faut d’abord retenir le préfixe, tant ce mouvement procède d’une liaison entre revendications, modes d’actions et traditions jusqu’alors séparées ; tant son espace, entre ancrage local précaire et « passage au politique » toujours à venir, apparaît indécis. Position encore compliquée par les récentes prises de position dans le contexte électoral, dont il est difficile d’évaluer les effets.

Bernard Duterme est sociologue. Il a notamment écrit Indiens et zapatistes, mythes et réalité d’une rébellio en sursis, Éditions Luc Pire, 1998.

Au fond, qu’est-ce que l’EZLN (Ejército Zapatista de Liberación Nacional), l’armée zapatiste de libération nationale ? Un mouvement politico-militaire, un mouvement politique, un mouvement social, une espèce de parti autonomiste régional ? Et en vertu de cette ou ces définitions, quel est son bilan provisoire sur ces douze dernières années ?

Tout dépend bien sûr de ce que l’on met derrière ces appellations non contrôlées. Selon l’école sociologique ou la chapelle politique de référence, il y a effectivement des préférences et parfois même un fétichisme de la catégorie. Noyau politico-militaire, l’EZLN l’a été dans les premières années qui ont suivi la pénétration dans la Selva Lacandona de quelques universitaires non indigènes, urbains et guévaristes (début des années 1980). Depuis le soulèvement du 1er janvier 1994, cette même EZLN, ou plutôt la rébellion zapatiste dans son ensemble, s’est à l’évidence imposée progressivement, avec des hauts et des bas, comme un mouvement social et politique important, tant à l’échelle régionale que nationale, voire internationale, grâce notamment à l’effervescence d’une vaste nébuleuse « zapatisante ».

Pour autant, l’image un peu simpliste et linéaire d’un groupuscule devenu en dix ans mouvement social rebelle sur fond d’injustice et de pauvreté ne tient pas. Les travaux historiques et sociologiques d’inspiration tourainienne — en particulier ceux d’Yvon Le Bot — l’ont bien montré. Ils expliquent comment, dans l’avant 1994, un faisceau de processus sociaux et culturels ont amené un secteur de la population indigène de l’Est du Chiapas à choisir le recours aux armes, à basculer dans une logique insurrectionnelle. Le « passage à l’acte » de 1994, loin d’être l’expression la plus élevée du mouvement social, son aboutissement ou son apothéose, apparaît comme la manifestation de son empêchement, l’une seulement des options retenues par un secteur social empêché dans son processus d’émancipation à l’oeuvre depuis deux ou trois décennies, confronté aux impasses de la modernisation et du développement, en butte à la répression et au racisme...

Là où Touraine et Le Bot me convainquent moins, c’est lorsqu’ils rechignent à décerner l’appellation de « mouvement social » (et parlent de « désir de mouvement social ») pour ce que ce soulèvement est devenu après 1994. Il y a parfois chez les analystes des « nouveaux mouvements sociaux », une telle célébration de la nouveauté qu’elle en devient l’explication et la conditionsine qua non de l’intérêt porté à l’objet, zapatiste en l’occurence : nouveauté des formes d’organisation, qui peuvent être démocratiques, horizontales, réticulaires, nouveauté des répertoires d’action — symboliques, médiatiques ou expressifs — nouveauté des valeurs (la dignité, la diversité...), des revendications (autonomie, reconnaissance...), du rapport au politique (contre-pouvoir civil...) et des identités mobilisées, culturelles ou sexuelles par exemple. Or, un examen attentif de la dynamique zapatiste suffit à en relativiser l’originalité ou plutôt, peut-être, à la situer dans l’articulation de nouvelles formes à d’anciennes, tant les conduites verticalistes et autoritaires, les modes d’expression classiques, les aspirations égalitaires à la redistribution des richesses, les revendications strictement socioéconomiques, l’obsession du pouvoir de l’État et les identités de classe demeurent prégnants dans le mouvement.

Le bilan de la rébellion est lié à cette articulation originale d’identités (sociales, ethniques, territoriales), de revendications (culturelles, politiques, économiques) et de modes d’action (massifs, symboliques, pacifiques) souvent antinomiques dans l’histoire des luttes. Articulation originale, mais aussi circonstancielle et fragile. Côté jardin, il est à peine exagéré de dire que les zapatistes ont été des artisans de la chute (dans le Chiapas et à Mexico) du parti au pouvoir (le PRI) sans partage depuis les années 1920 ; ils ont également été l’un des moteurs d’une dynamique indigène nationale, voire latino-américaine, affirmative et démocratique, ainsi que les pionniers d’une nouvelle internationale plurielle appelée aujourd’hui « altermondialiste ». La reconnaissance mondiale de leurs mérites alimente et se nourrit de leur dignité retrouvée... Côté cour en revanche, les résultats d’une grosse décennie de conflits plus ou moins ouverts et de pourparlers entre rebelles et gouvernement sont plus mitigés. Au-delà de l’insignifiance militaire de l’EZLN, l’ancrage social du mouvement dans le Chiapas, sapé ou rongé, apparaît pour le moins menacé (même dans les points d’ancrage forts de la rébellion, aucune municipalité ne peut se targuer d’être à 100% zapatiste). Son atterrissage sur la scène politique mexicaine, régulièrement ajourné, n’en finit pas de capoter. Quant à son articulation « intergalactique » aux convergences altermondialistes, ambivalente hier, évanescente aujourd’hui, elle n’a pas tenu ses promesses.

D’après l’EZLN, quels sont les acteurs du changement social ? Quel rôle réel joue la dimension ethnique ? Et quel est l’objectif final : une forme de socialisme, une démocratie radicale plus ou moins institutionnalisée, une pyramide d’entités communautaires autogérées ?

Prise par le haut, la dynamique zapatiste peut être présentée comme une nouvelle perspective émancipatrice en construction (proche de la perspective altermondialiste), dans la mesure où, dans ses discours comme dans ses actes, elle tente de concilier divers registres hérités ou renouvelés : le registre républicain de la démocratie politique et de la citoyenneté, le registre socialiste et tiers-mondiste de la justice sociale entre les groupes sociaux et entre les peuples, le registre culturel de la reconnaissance des diversités, les registres écologiste, féministe, mais aussi individualiste qui interroge le statut de l’individu dans le collectif et valorise l’émancipation de la personne... Le propos de la rébellion puise largement dans l’éthique et la thématique de la dignité, et la culture expérimentale du changement social, qui est à construire hic et nunc dans les autonomies locales. Il questionne dans les faits le rapport hiérarchique classique (jacobin, marxiste-léniniste ou social-démocrate) entre institutions partisanes et mouvements sociaux.

Vu autrement, le mouvement zapatiste est aussi un fameux cocktail (« un brassage circonstanciel ») de cultures politiques locales, nationales, religieuses, indigènes et guévaristes, dans lequel domine, vis-à-vis de l’extérieur, la touche du sous-commandant Marcos, passé maître dans l’art de faire de nécessité vertu. Carré dans ses conceptions et ses certitudes lorsqu’il débarque dans le Chiapas, Marcos est vite devenu, au contact dans un premier temps des réalités indigènes imprégnées de l’utopie libératrice de l’Église locale et au fil des rebondissements du conflit « de basse intensité » avec les autorités à partir de 1994, un chantre de l’indéfinition, de l’improvisation, de l’adaptation aux circonstances, avec des inflexions plus ou moins radicales, plus ou moins incluantes, plus ou moins intransigeantes. S’il a pu apparaître dans les intentions « socialistes » du départ, « l’objectif final » n’existe donc pas comme tel, il est officiellement à construire en cours de route, et a fait place à un « radicalisme démocratique » de bon aloi, qui séduit plus qu’il n’engage. Tant en ce qui concerne le modèle d’autonomie à construire sur le terrain que les voies d’une réelle démocratisation de l’État et de la société mexicaine, l’EZLN a d’ailleurs multiplié les invitations tous azimuts depuis 1994 à venir en débattre pacifiquement, à échanger les points de vue... Mais la méthode ne fait pas une politique. Si la fin ne justifie plus les moyens, ceux-ci ne remplacent pas celle-là.

L’EZLN assume-t-elle l’idée de « changer le monde sans prendre le pouvoir », ou est-ce une extrapolation propre à John Holloway [1] ?

La sixième Déclaration de la Selva Lacandona (juin 2005) et l’« Autre Campagne » qui s’ensuit, en janvier 2006, constituent une nouvelle initiative zapatiste, qui marque à la fois une continuité et une certaine rupture avec les multiples initiatives prises depuis 1994.

Continuité, parce qu’elle vise une nouvelle fois à sortir le zapatisme du Chiapas, à le faire exister politiquement au-delà des municipalités indigènes autonomes, à mobiliser les acteurs potentiels d’un contre-pouvoir civil à l’échelle nationale, à articuler les luttes sociales mexicaines, à « acumular las fuerzas » : los campesinos, los obreros, les amas de casa, los estudiantes, los gays(accumuler les forces : les paysans, les ouvriers, les femmes au foyer, les étudiants, les gays).Les initiatives précédentes se sont généralement essoufflées dans l’absence de résultats politiques, dans les rivalités entre personnes ou fractions de la gauche militante - d’où sont issus les créateurs de l’EZLN - dans l’indéfinition ou le manque d’agenda et de perspectives.

Rupture, parce que, jamais auparavant, Marcos n’avait situé aussi précisément le profil politique du nouveau front à construire : « de gauche », « anticapitaliste » et « non partisan ».

L’invitation a ceci de paradoxal qu’elle s’affiche à la fois comme inclusive et exclusive. L’EZLN répète ne pas vouloir guider le processus, mais balise comme jamais les critères de participation. L’intransigeance culmine dans l’ultimatum que Marcos fait aux Mexicains qui souhaiteraient voter pour le candidat du PRD (gauche) aux prochaines présidentielles, actuellement en tête des sondages : « Ceux qui vont voter Lopez Obrador ne peuvent pas être de notre côté ». Vous êtes avec lui ou avec nous ! Le rejet définitif du PRD a ses raisons - conflits meurtriers sporadiques dans le Chiapas entre indigènes zapatistes et indigènes se réclamant du PRD, vote du PRD en 2001 en faveur de la « loi indigène » qui « trahit » l’esprit des accords de San Andres de 1996 entre EZLN et gouvernement, actes d’opportunisme politique et de corruption avérés au sein du PRD, ambiguïtés du programme économique de López Obrador... mais il tranche avec l’attitude habituellement « neutre » ou « en retrait » de l’EZLN en période électorale, et il plonge beaucoup d’électeurs de gauche dans un certain désarroi. Difficile de chiffrer aujourd’hui l’impact potentiel de cette campagne zapatiste anti-López Obrador, mais elle pourrait faire le jeu de la droite et décevoir bien des Latino-Américains qui attendent pour le Mexique une confirmation du virage à gauche du sous-continent.

Pour autant, les réflexions éthérées d’Holloway (« changer le monde sans prendre le pouvoir ») sont certainement bien au-delà des positions zapatistes de circonstance, même si ces dernières peuvent y puiser à l’occasion une validation théorico-politique. Dans le Chiapas (où les zapatistes « ont pris et occupent le pouvoir » dans une trentaine de municipalités rurales pour y « changer la vie ») comme à l’échelle nationale (où ils donnent priorité à la construction d’un contre-pouvoir social en marge des voies démocratiques électorales jugées inefficaces dans les rapports de force actuels), l’accent mis sur le « changement par le bas » remet plus en question les orientations actuelles du « changement par le haut » que sa réalité.

Notes

[1John Holloway est philosophe britannique et membre du Comité Chiapas.