l’usager, le numérique et la loi

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La mobilisation des bibliothécaires sur le conflit entre droit d’auteur et droit d’accès aux documents est emblématique d’une communauté professionnelle minoritaire et éparpillée, mais aussi capable de s’engager dans le débat public. Au moment où l’Association des Bibliothécaires Français va fêter son centenaire, la profession place au cœur du débat les droits de l’usager.

Citoyens traditionnellement discrets de la République des lettres, les bibliothécaires sont depuis quelques années saisis par l’actualité, en quelque sorte sommés par leur environnement et ses évolutions de s’afficher sur le forum public. C’est tout particulièrement le cas actuellement avec le projet de loi sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information. Ça l’avait aussi été il n’y a pas si longtemps, toujours pour une loi, celle du droit de prêt. Cette intrusion du droit dans le champ culturel vient à point nommé souligner les enjeux qui sont les siens par les problèmes soulevés, les conflits cachés ou révélés. Pour en bien saisir la nature et l’étendue, il faut en amont de la question du droit poser celle du territoire et en aval celle du modèle : un paysage contrasté et mouvant des bibliothèques se dessine alors, riche de ses tensions comme de ses contradictions, de ses échecs comme de ses certitudes aussi.

En 1967, Georges Pompidou déclare : « En matière de lecture publique en France, tout reste à faire ». De ce point de départ radical s’ensuivirent trente années de développement continu et accéléré, basé sur l’impulsion et la gestion de l’État puis sur l’entrée en scène décisive des communes. À l’orée des années 2000, cet élan s’est brisé : retrait de l’État gestionnaire et prescripteur, endettement des municipalités vivant désormais sur des rythmes plus rapides que ceux de la lecture publique, épuisement aussi du modèle longtemps porteur mais insuffisamment renouvelé de la médiathèque. Les questions se multiplient face à un bilan qui, lui aussi, interroge : au bout de trente années d’effort, les statistiques persistent à afficher des chiffres... en recul. Les territoires sont d’abord mis en cause : rôle de l’État après trente ans de décentralisation, relais des régions déjà lancées sur des dynamiques propres, émergences des intercommunalités avec leur lot de flou comme d’avancées. Le territoire administratif se cherche et les bibliothèques avec lui.

Autres territoires en question, ceux respectifs de l’élu et du bibliothécaire. L’apparition de « l’élu de terrain », présent et actif sur les dossiers, renouvelle un genre où trop souvent l’indifférence totale et réciproque tenait lieu de modus vivendi. Sans toutefois apporter d’emblée la solution rêvée : l’irruption de l’élu, pressé par ses délais électoraux, l’ambition du technicien, porté par son projet, ne font pas toujours bon ménage, et là encore de nouveaux équilibres sont recherchés. Dernier territoire enfin en quête de redéfinition : le territoire professionnel. Dans le mouvement général qui affecte le métier et qui va de la collection vers les publics, le bibliothécaire s’interroge à bon droit sur son coeur de métier, sur ce qui aujourd’hui peut singulariser et légitimer son action.

C’est dans ce paysage contrasté sinon flou que vont faire irruption les droits de prêt et le droit d’auteur. Irruption fracassante d’abord avec le fameux droit de prêt qui déclencha un conflit parfois violent entre les différents maillons de la chaîne du livre. Rappelons en quelques mots les tenants et les aboutissants de ce conflit : du côté des auteurs et des éditeurs, la volonté de voir rémunéré l’acte de prêt de livres en bibliothèque publique, à une époque où est mis en avant le développement marqué des activités de ces établissements dans ce domaine. Du côté des bibliothécaires, la volonté farouche de défendre ce service et ce symbole du développement de la lecture publique des années 70, 80 et 90. L’intervention de l’État, réclamée, a permis de trouver une issue en faisant évoluer la problématique du prêt payant, espéré par auteurs et éditeurs, au prêt payé voulu par les bibliothécaires. Prêt finalement payé à la SOFIA (Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit) par l’État lui-même (sur la base d’un forfait sur le nombre d’inscrits) et... par les bibliothèques (au moment de l’achat du livre, en jouant sur le plafonnement des remises en librairie). La loi fixant ces nouvelles règles du jeu est un savant exercice d’équilibre, voire d’équilibrisme, dont chacun aujourd’hui attend depuis longtemps, et avec parfois scepticisme ou inquiétude, le démarrage concret.

La violence du conflit, inhabituelle pour des populations professionnelles généralement paisibles, venait du caractère éminemment quotidien de l’acte professionnel mis en cause, le prêt de documents. Le projet de loi sur le droit d’auteur en discussion en ce moment même s’avance lui masqué, en quelque sorte [1]. Les médias ont bien saisi l’intention répressive du dispositif vis-à-vis du piratage informatique de (coûteuses) productions cinématographiques et discographiques. En revanche, les conséquences sur l’activité des bibliothèques, mais aussi des archives et des centres de documentation, ont rencontré bien peu d’écho : pourtant les risques encourus de blocages sont énormes. Et c’est bien l’avenir et la définition même des établissements dans le contexte Internet qui sont mis en danger. Si le projet de loi sur le droit d’auteur passe en l’état, un déséquilibre fatal sera instauré entre éditeurs et utilisateurs, interdisant de fait tout un pan de fonctionnement complètement évident et accepté pour le livre imprimé depuis Gutenberg. Nous pensons ici à des actes aussi habituels que la conservation du patrimoine écrit, l’accès des handicapés à toutes les sources d’information, bref le partage du savoir grâce à l’instrument dont s’est doté la Cité pour fabriquer de bons citoyens c’est à dire des citoyens informés. L’absence de loi fait ici cruellement défaut, loi qui pourrait fixer dans le contexte papier comme dans le contexte numérique les missions et moyens des bibliothèques.

Pourtant ces lois existent, à l’étranger, notamment dans les pays scandinaves ; la Finlande par exemple a su, à partir d’une loi déjà ancienne, dresser un paysage législatif tout à fait stimulant pour le développement de la lecture publique. En France même, pour les archives comme pour les musées, une loi a pu être décidée et appliquée, elle est décrite dans le code du patrimoine, malheureusement anémique pour ce qui concerne les bibliothèques et la lecture publique.

Aussi doit-on aujourd’hui, dans ce domaine de la loi, qu’elle prenne en compte ou non les bibliothèques, se tourner vers l’usager. Sans doute est-ce en travaillant cette problématique du droit de l’usager qu’on parviendra à élaborer une loi, ou du moins un chemin vers une loi. Les bibliothèques, qui usent du concept de l’usager comme drapeau ou bouclier plus souvent qu’à leur tour, seraient d’ailleurs bien inspirées, en échange, d’écouter ses attentes, et de définir avec lui les voies et moyens d’un dialogue constructif.

C’est dire pour terminer combien le modèle de la bibliothèque de demain reste aujourd’hui en chantier. Il est clair que la base de ce modèle reste à trouver dans l’inscription des établissements au coeur de la société de l’information, puisque société de l’information il y a. Dans ce sens, trois axes de travail peuvent être étudiés. Tout d’abord la bibliothèque hybride : demain la bibliothèque saura s’inscrire dans son environnement si et seulement si elle se double au-delà du support papier du support numérique, et ce de façon systématique, non pas pour constituer un support supplémentaire, mais bien pour créer une autre bibliothèque, une bibliothèque numérique.

Le deuxième axe de travail sera sans doute l’élargissement des publics. Il ne sert à rien de crier haut et fort que l’ambition des bibliothèques est de s’adresser au plus large public, à tous les publics, comme c’est si souvent le cas. Il faut bien constater qu’après trente ans d’efforts de développement de la lecture publique, l’assise sociale du public des établissements reste, parmi ces 17 % de la population française inscrite, les bases sociales traditionnelles de la culture cultivée, c’est-à-dire les classes moyennes et supérieures. Il y a là un travail à mener d’élargissement effectif vers les publics empêchés, vers les publics éloignés, donc une action hors les murs à développer. Enfin, dernier aspect à envisager : la bibliothèque comme forum dans la cité. À l’heure d’Internet, de Google et de la numérisation de tous les savoirs du monde, à l’heure donc où l’accumulation documentaire n’est plus de mise et où l’individualisation des pratiques culturelles devient galopante, comment ne pas vouloir la bibliothèque comme un espace public ouvert et luttant contre l’isolement, lieu de débat, lieu de rencontre et d’échange, lieu de vie collective pour rester, dans la cité, un véritable lieu de partage des savoirs ?


prêter, de quel droit ?

Les droits de prêt constituent un ensemble extraordinairement complexe, résultant de la superposition des dispositifs à mesure de l’introduction des différents supports (imprimés, disques, vidéos etc.) dans les médiathèques. On peut cependant poser quelques grands principes. 1. À chaque type de document ses règles. On s’en tiendra ici à quatre, par ordre chronologique d’apparition dans les collections. 2. Ces droits sont de plus en plus restrictifs à mesure qu’on avance dans le temps. 3. Une distinction essentielle oppose l’usage privé (réduit au « cercle de famille ») à l’usage collectif, soumis à conditions. Ce dernier inclut l’usage pédagogique des documents. « La France est l’un des rares pays où le principe du fair use — qui exonère de droits d’auteurs les applications pédagogiques et de recherche — fait bondir les gardiens du marché », raillait Michel Melot.

Le droit de prêt des livres et des partitions a été codifié en 2003, date depuis laquelle les auteurs ni les éditeurs ne peuvent plus s’opposer au prêt de leurs livres par les bibliothèques. Ces droits sont perçus sous la forme d’un pourcentage des achats (acquitté par les bibliothèques) et d’une contribution proportionnelle au nombre des inscrits en bibliothèques de prêt (acquittée par l’État). La moitié des fonds collectés est affectée au financement des retraites des auteurs et traducteurs. Le reste est réparti à parts égales entre auteurs et éditeurs.

Le prêt de disques n’est pas réglementé ; seule l’est la diffusion de musique, soumise aux droits Sacem-Sdrm. Le régime est donc celui d’une pure tolérance ou d’un laisser faire provisoire. En l’absence de réglementation, le Code de la propriété intellectuelle donne aux ayants-droit la faculté d’interdire le prêt de leurs disques.

Le prêt de documents audiovisuels a été très surveillé en raison d’un risque de concurrence avec le marché des vidéo-clubs. Les droits sont négociés éditeur par éditeur et titre par titre, sans gestion collective donc sans moyen de contrôler la répartition aux ayants-droit. Les producteurs prélèvent ce qu’ils appellent une « soulte », à la charge exclusive de la médiathèque.

L’accès des bibliothèques aux ressources électroniques se fait par la négociation contractuelle, au travers de licences fortement restrictives, dont les coûts sont exponentiels. Les associations attendent de la « loi sur le droit d’auteur dans la société de l’information » annoncée pour juillet 2005 des droits d’exception pour leurs établissements, qui leur permettent de fournir des accès collectifs à des prix raisonnables. Mais le projet de loi, marqué par un parti pris de protection « élevée » des auteurs, n’en prévoit guère.

Notes

[1Au moment où cet article est écrit, la loi sur le droit d’auteur dans la société de l’information est encore au programme de la prochaine session parlementaire. Pour des informations récentes sur le sujet et sur la mobilisation des professionnels et usagers des bibliothèques : www.abf.asso.fr