avant-propos

ouvrir le cercle

par

Entre les vacances de février et celles de Pâques, plus de quatre cents lycées ont été occupés à travers toute la France, parfois jour et nuit, par leurs propres élèves, mobilisés contre la loi Fillon. Ils ont occupé des gymnases, des salles de classe, des préaux, ont planté des tentes dans les cours de récréation, monté des campements de fortune sur le trottoir des établissements, construit des barricades de poubelles et de barrières en travers des rues. Le 7 avril, ils étaient plusieurs centaines à envahir le rectorat de Paris pendant que des blocages s’organisaient aux portes des lycées. Deux semaines, plus tard, deux cents d’entre eux prenaient possession d’une annexe du ministère de l’Éducation — cette action s’est soldée par cent soixante gardes à vue. De cette mobilisation, si inventive dans ses modes d’action, on a d’abord parlé très peu (la loi était votée, le mouvement s’essoufflait, les lycéens se livraient à un « baroud d’honneur »), puis très mal. Le traitement médiatique du mouvement lycéen a souvent minoré la mobilisation, redoublant en un sens le travail de maintien de l’ordre des policiers. Expulsés manu militari des lieux qu’ils occupaient, les lycéens se sont vus, au même moment, discrédités comme sujets politiques, objectivés sous des catégories physiologiques, psychologiques et légales qui les enfermaient dans la figure usée des adolescents révoltés et leur statut de mineurs. Ni pleinement citoyens (ils ne votent pas), ni pleinement travailleurs (ils ne sont pas salariés), ils se sont ainsi trouvés condamnés à rester aux bords du politique, et à mimer les révoltes des autres, comme si leur mobilisation ne pouvait être qu’une parodie, un hommage dérisoire et ridicule aux mouvements qui les ont précédés.

Parce qu’il faut d’abord se défaire de l’impression qu’on a de connaître déjà ce mouvement-là, on a choisi pour ouvrir ce chantier de partir de la situation singulière d’un établissement parisien — appelons-le Louis Aragon — en faisant le récit au jour le jour du mouvement de contestation qui s’y est déroulé, et en donnant la parole aux élèves de Seconde qui l’ont porté. On a aussi voulu revenir sur le commentaire produit pendant et sur le mouvement et montrer comment les mots choisis pour décrire les lycéens d’aujourd’hui sont le produit d’une histoire : hérités des catégories qui s’inventent au XIXème siècle pour construire la notion d’adolescence, ils invitent à inscrire la mobilisation du printemps 2005 dans une autre généalogie : non pas fils des « enragés » de mai 1968, mais cousin lointain des « meneurs » et des « fortes têtes » du XIXème siècle, quand les murmures au réfectoire et les refus de rentrer en classe annonçaient le début d’une mutinerie.

Post-scriptum. En janvier 1873, les élèves de philosophie et de rhétorique du lycée de Nice se révoltent pendant quatre jours pour protester contre la fouille des placards qu’ils subissent. La lettre qu’ils écrivent au proviseur pour porter leurs revendications se clôt par les signatures des élèves, disposées en cercle pour déjouer l’identification d’un meneur. Ce chantier voudrait être lu comme une tentative d’ouvrir le cercle afin qu’aux noms des lycéens d’hier se mêlent celui de Danièle Rancière — la première qui dans un très beau texte [1] attira notre attention sur ces révoltes d’écoliers dont la trace s’était perdue, et ceux de Félix, Rosalind, Victoria, Déva, Christopher, Maeve, Daniel, Luis, Nahida, Max, Andres, Maud, Adam, Pauline, Itle et Léna qui ont mis leurs pas dans les leurs.

Dossier coordonné par Victoire Patouillard

Notes

[1« La grève des écoliers », écrit pour Révoltes logiques n°3 en 1976 et republié en 2004 dans Vacarme n°26.