Vacarme 14 / processus

L’areligion (« beau travail » de Claire Denis)

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Il ne serait pas avisé de retourner à Beau travail, le dernier film de Claire Denis, son titre en guise de compliment, alors même qu’on voudrait faire son éloge. Car ce titre doit s’entendre sur le ton de l’exclamation poussée devant un gâchis : « beau travail ! », comme on dit « bravo ! » pour cingler d’ironie une sottise ou une maladresse. Pour n’avoir aucun doute sur ce ton du titre, il n’est que de retrouver l’expression dans le livre d’où fut puisé le film : le Billy Budd, marin de Melville. Elle y est prononcée par Claggart (l’ennemi décidé de Budd) lorsque Billy a renversé sa gamelle de soupe. Melville la prolonge par « À bel ouvrier, bel ouvrage ! », et commente l’allusion ainsi faite à la beauté particulière, « angélique », de Billy, dont il précise qu’elle est la cause profonde de la haine de Claggart. « Beau travail ! » ne prend pas seulement « beau » à contre-emploi : la beauté s’y trouve ici raillée en tant que telle. Tel est l’effet de la « nature perverse » du tourmenteur de Billy.

À « beau travail » fait écho, dans le livre comme dans le film, l’expression « belle trouvaille », adressée elle aussi à Billy (à Jim Santin dans le film), cette fois par le commandant, dont le désir pour le beau jeune homme est suggéré par Melville et par Claire Denis. S’il est une « belle trouvaille », c’est parce qu’il est un enfant trouvé. Cette condition est un des traits qui le forment en figure christique, en cette victime offerte au « mystère d’iniquité » que nomme Melville d’après Saint Paul. Le récit de Melville est le récit d’une passion christique dont l’iniquité n’ouvre sur aucun salut, sinon le salut de cette poésie de marin qui vient à la fin porter l’écriture du livre au second degré (Melville fut aussi poète). Un vaisseau nommé l’Athée ne laisse aucun doute : la tragédie de Billy est celle du Christ d’un monde sans Dieu - et peut-être, de ce fait, la tragédie d’un art que son art même livre à la haine du monde. Mais c’est dans la puissance de cette haine, c’est dans la « perversité innée » qui s’en prend à la beauté, à l’innocence et à la bonté que cet art trouve son ressort : elle fait « la raison d’être de cette histoire », écrit Melville.

Claire Denis est moins explicite. De même qu’elle nous dissimule le sens exact de « beau travail » - au moins le temps du film, puisque le film lui-même invite à relire Melville -, de même elle dispose autrement, d’une manière paradoxalement plus insidieuse et plus voyante en même temps, les marques de l’allégorie christique. Elle ne cite pas l’Écriture, ni ne nomme l’ « athée », mais elle montre la croix (comme Melville) et la Madone (à laquelle, au moins, Melville fait allusion). Surtout, elle fait de Jim expressément un sauveur (il sauve un marin lors d’une explosion), dont la faute aux yeux de son ennemi n’est pas une gamelle renversée mais une gourde tendue à un supplicié, et qui finit par prononcer « perdu » alors qu’il agonise (peut-être - mais peut-être aussi va-t-il « ressusciter », après la fin du film ?).

Un sauveur perdu, celui qui l’a perdu - comme un Satan l’ayant égaré au désert - lui-même perdu car exclu de la Légion et finissant par se suicider - mais pour revivre, lui, sans ambiguïté, aux dernières images du film, de la vie intense d’une danse précise et fiévreuse exécutée dans le décor d’un dancing aux lumières éteintes, sur une musique dont le titre (autre titre secret, à déchiffrer) est rythm of the night.

Paradoxe - qui appartient à Claire Denis, et qui doit peu à Melville, ou que Melville exploite peu : celui qui perd le sauveur appartient à l’ordre impeccable - c’est le cas de le dire ! - que la Légion symbolise ici : ordre de l’armée ou ordre monastique (l’équivalence est posée dans Melville), ordre rituel (tout le film est scandé par les figures d’un rite, ses chants, ses marches, ses observances), ordre enfin de beauté accomplie, puissante et harmonieuse, dont les corps des hommes sont ici l’incarnation. Cet ordre - cette religion - se pose en face de la religion : la chrétienne, la musulmane aussi (présente par le ramadan et la prière à la mosquée, dans une complicité et une solidarité marquées avec le « sauveur » ). En face de, et tout contre - tout comme les deux hommes s’affrontent au plus près : une autre religion, ou plutôt, et plus étrange, un ordre d’areligion. Une areligion qui se désigne au plus près de la chrétienne (« je suis le gardien de ton troupeau, commandant », et la croix du cimetière des légionnaires). Cette areligion est un corps d’observance clos sur lui-même, en référence exclusive à soi, comme l’est ce corps de légionnaires inemployé au bord du désert, au bord du Sud, au bord de la misère, au bord de conflits possibles, suspendu entre le désœuvrement et la garde, occupé de son apparence : corps, vêtements, gestes virils du combat simulés dans un édifice vide. C’est cet ordre que le « sauveur » trouble (« un type qui n’avait rien à faire chez nous », dit son ennemi, qui est aussi le narrateur).

Mais cet ordre d’areligion, qu’est-il en fin de compte, ou à quoi renvoie-t-il, sinon au film lui-même, à son image, à son filmage ? C’est du moins ici que je risque une interprétation de ce film qui en appelle si ostensiblement à l’interprétation du secret qu’il expose, et qu’il expose aussi comme le secret des transformations importantes qu’il introduit dans le récit de Melville : transformations qui dépassent de beaucoup les raisons d’une « adaptation », qui détournent fondamentalement le propos tout en restant secrètes, à commencer par ce titre qui ne dit pas d’où il vient ni où il veut aller.

Cette interprétation parmi bien d’autres possibles commencerait précisément par le titre : « beau travail » substitué au nom d’un personnage signifie que ce n’est pas l’histoire de celui-ci qui est en jeu. C’est le film lui-même qui l’est : voici un beau travail. De fait, c’est un travail sur la beauté : corps, lumière, apparence, harmonie, majesté, rythme sévère du montage, qui tient la narrativité en respect, au second plan, en faveur d’une ostension des images par quoi la caméra se signale ou se signe. L’image se signifie elle-même dès l’ouverture du film (le blason de la Légion en très gros plan sur un mur). L’image se signifie dans son prestige, dans sa puissance, jusqu’au culte d’elle-même : jusqu’à faire du film une sorte d’icône de l’image et du cinéma, une icône au sens fort du terme, c’est-à-dire une image qui par elle-même donne lieu à la présence qu’elle figure (tout indique dans le film quelque chose d’une affirmation non-représentative, non-figurative de l’image : la puissance, l’intensité, la brûlure même d’une présentation de soi. (S’y joint la distribution des sexes sur cette scène entièrement peuplée d’hommes singulièrement virils, traversée par l’allusion homosexuelle, et qui place les rares femmes du côté d’un repos, d’une détente, ou de la compassion pour le sauveur perdu).

Le récit de Melville peut se lire comme la parabole d’un art qui serait le substitut de la rédemption dans un monde sans rédemption : le supplice du « beau marin » soumis à une loi du monde terrible, mais nécessaire, ouvre à sa propre histoire et à sa propre poésie. Le film de Denis peut se comprendre comme une réflexion tenue, inquiète, sur ce qu’on peut nommer la religion de Melville (et qui vaut ici pour toute espèce de religion ou de mystique de l’art). La beauté peut-elle se sauver elle-même ? Ne doit-elle pas, plutôt, se sauver d’elle-même ? Qu’est-ce qu’un ordre absolu d’auto-présentation, une forme achevée dans sa propre figuration ?

J’ai entendu dire qu’il y a dans ce film « une littéralité insoutenable ». De fait, c’est celle de l’ordonnance hiératique et hiérarchique aux sens propre des termes : la puissance sacrée, la sacralité du pouvoir et le pouvoir du sacré composant un ordre plein, autonome et exclusif, étant à lui-même l’immanence de sa propre transcendance, qu’il s’approprie dans son image de soi. Ce n’est rien de moins que le fascisme en tant que fascination de l’auto-sacralité et de l’auto-figuration. (Cela ne signifie pas que Claire Denis rabatte la Légion Étrangère sous cette catégorie : la complexité interne du film le montre assez.) Mais l’usage du mot de « fascisme » peut égarer si je n’ai pas ici le temps des détours nécessaires. Je dirai seulement que la « littéralité insoutenable » du film est celle d’une image - d’un art, d’une beauté - qui s’inquiète d’elle-même : qui s’inquiète de ce que, précisément, on prendrait par méprise pour une auto-satisfaction. « Beau travail » : un travail de beauté est-il un gâchis ? Mais peut-on sans beauté poser seulement la question ? Ou bien encore : lorsque l’art se trouve en charge de quelque chose qui n’est rien moins que la déshérence de l’ordre théologico-politique, que veut dire « art » ? À la suffisance fascinante et perverse d’une « areligion », quelle affirmation opposer, quel art athée qui ne soit ni clos sur soi, ni soumis à des injonctions de sens ? La force étonnante de ce film philosophique, la force de son travail est de produire rien de moins que ces questions : et sa beauté est celle de ce travail (ou bien l’inverse).