Vacarme 14 / processus

« nitrate won’t wait » rencontre avec Renée Lichtig

Adolescent, on fréquentait la cinémathèque du Vieux Nice. On ne choisissait pas les films, le pensionnat était là pour décider que ce seraient les séances du mercredi après-midi, jour de sortie autorisé. Là, dans la salle vétuste, la magie originelle du cinématographe opérait toujours, entouré de vieilles dames, souvent les mêmes. On projetait des films muets italiens où l’on parlait beaucoup avec les mains. On imaginait qu’autrefois les vieilles dames avaient été actrices de cinéma, étaient les actrices du film que l’on regardait ce jour-là sur l’écran. Et peu importait ce que l’on avait vu quand on regagnait le dortoir le soir venu. Moonfleet, Eshnapur, Vera Cruz et Malibu se confondaient dans le même souvenir. Plus tard on apprit que des chasseurs de trésor d’un drôle de genre consacraient leur temps à sauver les images du passé. Toutes les images. Et les fantômes revinrent à notre rencontre avec la magnificence qui était la leur lorsqu’ils étaient apparus à Berlin, Moscou et Paris dans les années 1910 et 1920.

Ces chasseurs de trésors d’un genre particulier œuvraient à retrouver, puis montrer des films après les avoir restaurés. Ils se consacraient entièrement à sauver la mémoire des images. L’un des premiers d’entre eux s’appelait Henri Langlois, il avait inventé la Cinémathèque Française ; d’autres, partout dans le monde, avaient suivi son exemple. Tel chef d’œuvre qu’on croyait perdu avait été miraculeusement retrouvé dans les caves d’un asile psychiatrique norvégien, tel autre avait été patiemment reconstitué à partir de bobines récupérées aux quatre coins du monde.
Lucie et Renée Lichtig. La première née à Vladivostok, la seconde à Shanghai. La première a travaillé comme scripte avec Max Ophüls, Nicholas Ray, John Huston ou Joseph Mankiewicz. La seconde a été la monteuse des derniers films de Jean Renoir, a collaboré aux côtés d’Henri Langlois à sauver de nombreux films comme La Symphonie nuptiale d’Erich von Stroheim - elle travailla à la restauration de la version souhaitée par le cinéaste. Petites mains, Lucie et Renée ont été scriptes, monteuses, restauratrices ou animatrices de la Cinémathèque Française. Les vies des deux sœurs racontent un siècle du cinéma. Lucie disparue en 1999, Renée, qui fut, quinze années durant, restauratrice en chef de la Cinémathèque, se souvient. Aux côtés de Mary Meerson, Marie Epstein et Lotte Eisner, elle fut le quatrième mousquetaire d’Henri Langlois.

Ma mère était d’origine russe. Veuve d’un premier mariage, elle a rencontré mon père, qui est d’origine roumaine, à Shanghai. Ma demi-sœur, Lucie, est née à Vladivostok en 1912. C’est à Shanghai que je suis née en 1921. Mon père était ingénieur en électricité et travaillait alors à la construction du tramway de Shanghai. En Chine, mon père m’a acheté une caméra Pathé Baby. J’avais quatre ou cinq ans. Les films de Chaplin, c’est comme cela que je les ai vus la première fois.

Nous sommes rentrés en France car mon père commençait à avoir peur pour nous, il y avait de nombreux massacres. À Paris, mon père s’est intéressé au cinéma sonore et est devenu assistant de Germaine Dulac à France Actualités Gaumont, les informations de l’époque. J’avais entre dix et onze ans quand le drame survint : mon père fut brûlé au troisième degré dans une salle de montage. À l’époque, la pellicule était en nitrate de cellulose. Avec une étincelle, vous pouviez mettre le feu à un bâtiment entier. Il y a eu de graves accidents dans les salles et dans les studios de cinéma. Je me souviens de mon premier stage aux studios d’Épinay - à l’époque nous travaillions encore sur de la pellicule en nitrate de cellulose, la pellicule flamme qui n’a été interdite qu’en 1952 - les pompiers étaient venus en cours pour une démonstration. Ils ont allumé une bobine en nitrate et l’ont plongée dans un seau d’eau. Quand ils l’ont ressortie, elle continuait à brûler. C’était impressionnant.

Mon père est mort trois jours après l’accident à l’hôpital Beaujon. Maman n’a pas voulu qu’on le voie et a refusé dès lors de parler de cinéma. Sa mort m’avait foutu un choc mais l’amour du cinéma ne m’a pas quittée. Lucie est devenue script-girl et je me suis tournée vers le montage. J’avais rêvé d’être metteur en scène mais à l’époque ce n’était guère possible. Il n’y avait pas plus de trois ou quatre femmes réalisatrices à travers le monde : Léontine Sagan qui avait réalisé Jeunes filles en uniforme en Allemagne, Dorothy Arzner aux États-Unis, Germaine Dulac en France... Après, il faut attendre Agnès Varda, mais c’est à l’orée des années 1960. Je me suis demandée quel poste se rapprochait le plus de la mise en scène et j’ai pensé au montage.

C’est à l’occasion du stage à Épinay que je suis allée voir le patron des studios, lui racontant que j’étais la fille d’Arnold Lichtig et que je souhaitais suivre une formation de quelques mois Il a d’abord refusé puis finalement accepté que j’effectue une nouvelle formation : c’est alors que j’ai eu l’occasion de passer à l’étalonnage, ce qu’aucune femme n’avait fait avant.

« Cinglée de cinéma »
HENRI LANGLOIS

Un jour, une fille des laboratoires d’Épinay me dit : « Toi qui est cinglée de cinéma, tu sais qu’il y a un autre cinglé à Paris. Il montre des films avenue de Messine. Il s’appelle Henri Langlois. » Peu de temps après, je le rencontrais pour la première fois, en compagnie de sa compagne et collaboratrice Mary Meerson. Je pris l’habitude d’aller presque chaque soir dans cette minuscule salle où nous nous retrouvions à cinquante, tassés les uns sur les autres. Dans la salle, il y avait toute la future Nouvelle Vague. Truffaut était l’un des plus assidus. Langlois montrait des films chaque soir. Parfois il présentait le film, mais la plupart du temps il ne disait rien. C’est lui qui nous a fait découvrir l’œuvre de Mizoguchi, avant qu’il n’invite le metteur en scène japonais à Paris. Au bout de trois mois, j’ai enfin osé l’aborder. C’était pour lui expliquer que je travaillais comme stagiaire et que le prix des séances de la Cinémathèque était trop élevé. Il m’a répondu : « D’accord moitié prix » et a systématisé le tarif à tous les stagiaires et étudiants. Nous avons sympathisé et j’ai commencé à collaborer de temps à autre avec la Cinémathèque. Langlois m’a d’abord confié le montage d’un film en 16 mm sur Chagall, puis a parlé de moi à Erich Von Stroheim qui cherchait à restaurer The Wedding March.

J’ai ainsi continué à faire de petites réparations pour la Cinémathèque jusqu’au jour où ma mère m’a dit que je ne pouvais plus continuer à travailler dans le cinéma sans être payée. Je devins alors assistante monteuse sur des films. Dès cette époque, j’ai signalé à Henri Langlois que je me tenais à la disposition de la Cinémathèque entre chaque tournage. Le samedi et le dimanche, je lui prêtais les salles de montage dans lesquelles je travaillais. Langlois était un type qui ne possédait rien mais donnait tout. Ce que j’ai toujours trouvé extraordinaire, c’est que contrairement aux collectionneurs qui gardent leurs collections pour eux, son seul but était de retrouver des films pour les montrer au plus large public. Mon « travail » à la Cinémathèque consistait alors essentiellement à effectuer des collures sur de vieilles bandes datant du muet que Langlois souhaitait projeter en séance publique. Il était très conscient de l’immense travail de restauration qui était nécessaire mais il ne disposait d’aucun moyen.

Conservée dans de mauvaises conditions, la pellicule flamme s’autodétruit. Il m’est arrivée de pleurer devant la table de montage parce que je faisais venir des bobines et en ouvrant les boîtes, je découvrais une sorte de poudre de café à la place du négatif.

La restauration coûte cher et la Cinémathèque n’avait alors aucun moyen. Langlois était un poète, un visionnaire, mais l’argent il ne savait pas ce que c’était. Il y a eu toute une période où il a donné des cours à l’université de Montréal pour faire vivre la Cinémathèque.

Restaurer un film ne veut jamais dire le transformer, le remonter... C’est avant tout respecter le travail du metteur en scène. En tant que monteuse, j’ai toujours considéré le réalisateur comme le capitaine d’un navire, seul maître à bord. Il est arrivé que je constate des erreurs et me dispute avec certains d’entre eux, mais ils ont toujours eu le dernier mot. Je crois que je ne pourrais plus travailler aujourd’hui. À l’époque, les metteurs en scène me laissaient toujours faire un premier montage seule. S’ils n’étaient pas d’accord, je remontais le film comme ils le souhaitaient. Mais je voulais qu’on me foute la paix pour le premier bout-à-bout. Ce n’était jamais ce que moi je pensais, mais ce que le metteur en scène avait tourné à partir du scénario qui comptait.

Champagne & caviar de chez Maxim’s
ERICH VON STROHEIM

J’ai rencontré pour la première fois Erich von Stroheim en 1946 grâce à ma sœur Lucie qui m’a offert la possibilité d’effectuer un stage de script en Italie, sur un film réalisé par Marcel Cravenne et qui s’appelait Danse de mort. Même si le film n’est pas extraordinaire, Stroheim y tient l’un de ses derniers grands rôles, juste avant Sunset Boulevard. Il avait surtout collaboré au scénario. Quand Langlois et Meerson lui ont parlé de moi pour restaurer The Wedding March en 1954, il a tout de suite donné son accord.

Stroheim est un des hommes les plus extraordinaires que j’ai rencontrés de toute ma vie. Il était d’une bonté dont personne n’a idée... le contraire de « l’homme que vous aimeriez haïr » comme le vendaient les publicitaires. Sur le tournage de Danse de mort, il y avait une habilleuse qui a voulu se mettre à genoux pour cirer les bottes qu’Erich portait dans le film. Il a catégoriquement refusé, a sorti de sa poche un gros billet et a demandé à un électricien d’avoir la gentillesse de le faire. Il a refusé que cette jeune fille s’agenouille devant lui.

Après sa mort, j’ai voulu sauver Danse de mort, parce qu’il s’agissait bien sûr d’un négatif flamme. Mais le négatif était sous séquestre. Trois jours de suite, j’ai imploré l’huissier de justice avant d’obtenir que les bobines me soient prêtées pour 48 heures. J’ai immédiatement fait un contretype à partir duquel j’ai fait tirer un positif. Quand j’ai appelé Denise Vernac, sa dernière épouse, pour lui annoncer la bonne nouvelle, il était trop tard, elle était morte la veille.

The Wedding March (La Symphonie nuptiale), est le premier film que j’ai restauré. Erich von Stroheim avait tourné ce film en 1926 avec Fay Wray, la future « victime » de King Kong. Je ne partais de rien, c’était ma première restauration et je ne disposais d’aucun moyen. Nous possédions néanmoins un positif à partir duquel nous avons pu tirer un contretype. Erich von Stroheim avait apporté de grands disques 33 tours sur lesquels était gravée la musique originale du film, celle qu’il avait voulue.

En juillet 1954, j’ai raconté pour Les Cahiers du cinéma le travail de restauration de ce film : « Écrit et réalisé en 1926-1927 en muet au moment du prébalbutiement du parlant, une partition musicale fut composée et enregistrée sur d’immenses disques à 33 tours. Musique descriptive, avec effets sonores, où chaque acteur important est décrit par un motif musical différent que l’on retrouve tout le long du film. Le travail était délicat car il fallait synchroniser un film entièrement monté et nous étions tributaire du son qui fut enregistré sur la bande 6 mm 35. Ce son, qui comportait la musique et certains effets sonores, devait tomber à certains moments précis [...] Je revois Erich von Stroheim assis devant le petit écran de la morritone. Je lui ai cédé le plus souvent cette place, car j’avais l’impression que cela lui faisait plaisir d’avoir la pellicule en main. [...] Je remarquai une chose très amusante ; que, jusqu’à la fin de ce travail, Erich ne disait jamais en parlant du prince : « Nicky », mais s’identifiait, presque vingt ans après, à son personnage et disait par exemple :« J’entre dans la pièce, je salue mon père, ensuite je vais retrouver ma mère, je lui demande de l’argent et nous sortons tous deux de la pièce. » Ce qui me donnait l’impression extravagante de revivre le film au moment même du tournage. » Cette version restaurée devait être présentée au festival de Sao Paulo. Stroheim m’avait dit avec son épais accent : « Il faudrait un miracle pour que la copie soit prête à temps ». Nous avons travaillé jour et nuit pendant quinze jours à Épinay et la copie fut prête.

Plus tard, évoquant cet hommage qui lui avait été rendu au Brésil, Erich von Stroheim avait parlé amèrement « d’enterrement de première classe avec des fleurs... » Il était surtout amer par rapport à ses films qui avaient été mutilés. Comment des gens se sont-ils permis de changer le montage des films d’un type comme Stroheim ? Je ne comprends pas ; si on m’avait demandé un tel travail j’aurais refusé catégoriquement. Il y eut une époque où nous avons tenté de trouver de l’argent pour financer un nouvelle mise en scène de Stroheim... il en avait tellement envie.

La restauration de The Wedding March reste un grand souvenir. Denise Vernac et Stroheim m’ont invitée à plusieurs reprises dans leur château de Maurepas dans les Yvelines. Ils circulaient alors dans la grande Berline noire qui était celle de Gloria Swanson dans Sunset Boulevard et que Stroheim avait rachetée et fait venir en Europe à la fin du tournage. Denise Vernac conduisait chaque matin et chaque soir Erich aux studios d’Épinay. Un jour qu’il passait aux studios, il me demande si j’ai faim et ce que je souhaite manger. En plaisantant, j’ai répondu : « Caviar et champagne de chez Maxim’s ». Dix minutes plus tard, Denise Vernac en larmes arrive et me dit : « S’il vous plaît, dites à Eric que vous voulez autre chose, il veut m’envoyer chez Maxim’s, mais notre voiture de Sunset Boulevard est déjà tellement usée. » Erich m’avait vraiment prise au sérieux.

« Monsieur Renoir, le film est prêt. »
JEAN RENOIR

J’ai eu beaucoup de chance. Tous les metteurs en scène avec lesquels j’ai travaillé ont été formidables. Je ne pourrais dire du mal d’aucun d’entre eux. J’ai monté les trois derniers films de Jean Renoir : Le déjeuner sur l’herbe, Le testament du docteur Cordelier et Le caporal épinglé. Pour Le petit théâtre de Jean Renoir, je n’étais pas libre. Renoir ne venait jamais en salle de montage, mais il avait déjà choisi chaque prise qu’il souhaitait voir montée. Il m’expliquait ce qu’il souhaitait, puis me laissait faire et ne voyait le film qu’à la première projection. Cette rencontre avec Renoir, c’est encore à la Cinémathèque que je la dois - toujours Henri et Mary -, elle est liée à La Grande illusion.

Renoir ne retrouvait plus le négatif original du film qui avait été saisi par les Allemands durant la guerre, puis emmené en Union Soviétique après la chute du Reich. Il fut rendu par les Russes bien plus tard et envoyé à la Cinémathèque de Toulouse où il se trouve toujours. J’ai pu vérifier qu’il s’agissait bien de l’original. Mais à l’époque, la croyant définitivement perdue, Renoir m’avait demandé d’en reconstituer une version à partir de contretypes récupérés à droite à gauche. C’est quand j’avais reconstitué la moitié du film que la Cinémathèque a retrouvé un marron du négatif original - quand on avait un négatif, on tirait une copie d’un grain fin qui est appelée marron, une copie qu’on ne passait jamais en projection parce qu’il y avait des risques de la rayer et d’abîmer, et de ce grain fin on tirait les contretypes, selon le même principe que pour la photo négatif/positif. Quand on tirait le marron, c’était un trésor qu’on mettait de côté. Nous avons été fou de joie de retrouver ce marron en excellent état. Et Renoir en a fait faire immédiatement un contretype. À partir de là, je n’ai eu à m’occuper que de la restauration du bruitage afin de pouvoir doubler le film pour l’étranger, et Vladimir Kosma a réenregistré une partition du film.

Au début du Testament du docteur Cordelier que j’ai monté, c’est moi qui apparais en premier à l’image pour dire : « Monsieur Renoir, le film est prêt. » J’avais une trouille, j’ai jamais crevé autant de peur qu’au moment de dire cette phrase devant une caméra.

« I’m sorry Miss Lichtig, Mr Chaplin doesn’t want a female editor. »
CHARLIE CHAPLIN

C’était au moment où Renoir m’avait demandé de remonter La Grande Illusion. Je n’avais guère de boulot en perspective après celui-là. Le directeur des laboratoires de développement LTC à Saint-Cloud m’a dit que Charlie Chaplin allait venir pour monter Un Roi à New York. Il y avait un long couloir qu’on appelait la « rue des bouches peintes », avec des salles de montage des deux côtés. Quand on sortait fumer une cigarette ou prendre l’air, on parlait les uns avec les autres. Chaplin s’est installé dans la première salle de montage à l’entrée. Il était mon idole depuis l’âge de cinq ans. Travailler avec lui, ça aurait été comme travailler avec le bon dieu. « I’m sorry Miss Lichtig, Mister Chaplin doesn’t want a female editor. » Quand la secrétaire m’a dit ça, vous ne pouvez imaginer l’effet que cela m’a fait. Mais il faut le comprendre, jamais un homme n’a été autant détruit à cause des femmes en Amérique. Tous les matins, je lui disais « Good morning Mr Chaplin » ; il ne me répondait même pas. Cela aurait été un rêve de travailler avec lui, mais cela n’enlève rien à son génie. Finalement il a choisi le grand Henri Colpi.

Contrebandiers de la Cinémathèque
HENRI LANGLOIS, deuxième

Henri Langlois a planqué, à Paris et en province, je ne sais combien de films européens et américains durant la Seconde Guerre mondiale. Il a ainsi sauvé des dizaines de films. Lotte Eisner et Marie Epstein étaient seules au courant des endroits où les films étaient dissimulés. C’est une des raisons qui ont fait que Hollywood a tenu à honorer Henri Langlois d’un Academy Award peu avant sa disparition. Henri a sauvé des dizaines de négatifs de films américains... Mary Meerson, Marie Epstein et Lotte Eisner étaient les trois femmes d’Henri, dévouées à la vie à la mort. Il régnait avenue de Messine une atmosphère incroyable. L’idée de la conservation de films au sein de cinémathèques est née de la Cinémathèque Française fondée par Langlois. Il a acheté quelques films au début de sa collection. Sinon ce sont les metteurs en scène du monde entier qui lui ont confié la plupart des films qui constituent le premier fond de la Cinémathèque française. Ce que possèdent aujourd’hui les Archives du Film est à l’origine constitué de la collection particulière d’Henri Langlois.

La Cinémathèque n’avait pas les moyens de conserver ses collections dans de bonnes conditions. Il fallait des dizaines de millions pour entreposer les pellicules nitrate dans des lieux maintenus à une certaine température. On a proposé à Langlois de stocker les films à Bois d’Arcy où se trouvent aujourd’hui les Archives du film, mais à l’époque nous n’avions pas les moyens d’aménager le lieu comme il aurait fallu. Je suis toujours très malheureuse en pensant à ce grave incendie dans les années 80 à Bois d’Arcy. Il y a eu d’énormes dégâts, et bien sûr c’était encore à cause de cette histoire de pellicule nitrate tellement dangereuse. Vous vous rappelez l’histoire de la pellicule plongée dans l’eau et qui continue de brûler. Mon père est mort de cela... même si cela peut paraître ridicule, c’est la raison pour laquelle j’ai demandé à ne pas être incinérée. Le feu me plonge dans une terreur indescriptible.

Amère victoire
LUCIE LICHTIG & NICHOLAS RAY

Vous savez, j’oublie des tas de choses depuis la disparition de ma sœur l’année dernière. Nous avons passé les vingt et une dernières années ensemble dans cet appartement. J’ai fait venir toute ma famille à la Cinémathèque. Lucie en fut nommée membre à vie par Henri Langlois. Et mon frère qui se moquait de nous et travaillait comme ingénieur dans le textile est tombé à son tour amoureux fou au point d’être pendant des années le bras droit d’Henri Langlois. Lucie fut l’une des scriptes les plus connues du monde. Les scénarios sur lesquels elle travaillait, remplis de photos, étaient époustouflants. Ils ont été restaurés par la Bibliothèque du Film et de l’Image. Elle a travaillé avec Max Ophüls (Liebelei, La ronde, Lola Montès), Marc Allégret (La dame de Malacca), Nicholas Ray (Amère victoire, Les 55 jours de Pékin), John Huston (Les Racines du ciel, La Lettre du Kremlin), Richard Fleischer (Les Vikings), Anatole Litvak (Aimez-vous Brahms ?), Darryl Zanuck (Le Jour le plus long), Mankiewicz (Cléopâtre), Jules Dassin (Topkapi). C’est grâce à elle que j’ai rencontré et travaillé avec Nicholas Ray à la fin des années 1950. L’histoire avait commencé plus tôt : en 1949, sur les Champs Elysées, j’ai vu They live by night (Les amants de la nuit), le premier film de Nick Ray. Je fus littéralement emballée et par la suite j’ai vu chacun de ses nouveaux films. Jusqu’à ce jour où ma sœur me téléphone et me raconte qu’on lui propose de travailler sur un film américain, Amère victoire, qui doit se tourner en Libye. Je lui demande qui réalise le film, elle répond : Nicholas Ray. Je me suis mise à hurler à l’autre bout de la ligne : « Il faut accepter, c’est un très grand cinéaste. » Quelques temps plus tard, elle m’appelle pour me dire qu’il y a un poste disponible de chef monteuse son sur le film. Pour Nicholas Ray, j’étais prête à faire n’importe quoi. Pour moi, c’est l’un des plus grands. Nous avons sympathisé... n’importe quelle fille tombait raide devant lui, il possédait un rayonnement inimaginable. Je n’ai pas voulu voir Nick’s Movie, le film de Wim Wenders sur sa fin. J’avais connu l’homme rayonnant, je ne pouvais pas le voir ainsi diminué. La dernière fois qu’il était venu à la Cinémathèque, il avait déjà perdu un œil.

Amoureuse
RENÉE LICHTIG

Quand Langlois est mort en 1977, Mary Meerson a proposé au conseil d’administration de la Cinémathèque de faire appel à moi. Je pensais ne rester que quelques mois, en fait ce fut définitif. Il fallait remettre la Cinémathèque en marche. Mais il n’y avait plus un sou, l’État l’avait complètement laissé tomber depuis la fronde de 1968.

Un des premiers travaux auquel je me suis attelée alors fut la vérification des copies projetées. Ce qui n’était plus fait depuis longtemps, faute de personnel et de matériel. La vérification consiste à contrôler l’état d’une copie avant projection. Or il n’y avait plus un seul appareil à vérifier qui fonctionnait. J’ai fait engager trois personnes, fait acheter trois machines et j’ai demandé que tous les films soient vérifiés avant projection. Il n’était plus possible de passer des films qui ne soient pas nettoyés et réparés. Il m’est arrivé d’interdire la projection de certains, car une projection de plus aurait été fatale. J’ai travaillé sur la vérification pendant un ou deux ans, un travail indispensable que d’autres ont continué à effectuer après moi. C’est à ce moment où je remettais de l’ordre que je me suis intéressée définitivement à la restauration. J’ai expliqué à Étienne Perrier, dont j’avais monté plusieurs films, que je ne pouvais plus travailler avec lui, qu’il m’était impossible d’abandonner la Cinémathèque dont j’étais tombée amoureuse. C’était devenu la chose la plus importante : faire revivre des films qui sinon auraient disparu. Le fait d’avoir la possibilité de leur redonner vie, qu’ils soient vus du public, a constitué une passion plus forte que tout.

Les premiers travaux de restauration, c’était Langlois qui m’avait fourni l’occasion de les effectuer. Comme je travaillais, cela se passait entre deux montages, ou alors la nuit et le week-end. Quand on parlait de restauration, il s’agissait surtout de retrouver des images manquantes dans d’autres cinémathèques. Il fallait rendre aux metteurs en scènes les histoires qu’ils avaient imaginées. C’était le plus important. Il fallait décider si l’on remplaçait des morceaux manquants par du noir, si cela ne gênait pas l’histoire. Pour revenir à la poudre de café qui me faisait pleurer : tant qu’il y avait de la pellicule, il était toujours possible de faire des réparations, quitte à ajouter du noir. Mais quand la pellicule était réduite en poudre, plus rien n’était possible.

Il faut avoir conscience qu’Henri Langlois est parvenu à conserver l’essentiel du patrimoine cinématographique français sur nitrate. Quand on lui reproche d’avoir négligé la conservation, il n’en est qu’à moitié responsable parce qu’il cherchait avant tout à ce qu’on voie les films. C’était son obsession : rafistoler les films et les montrer aux nouvelles générations. À son avis, au mien aussi, sauvegarder c’est d’abord pouvoir montrer. La restauration appliquée et méticuleuse est venue après. Ce travail fut effectué par M. Renault, un artisan qui a travaillé image par image dans son petit laboratoire. C’est à lui qu’on doit le sauvetage de dizaines de films.
Quand on restaure un film, c’est quelque chose d’extraordinaire. Faire revivre une œuvre est une joie intense, difficile à expliquer par les mots. Pouvoir montrer une œuvre qu’une personne a imaginée souvent en la reconstituant petit bout par petit bout, surtout sans changer l’histoire... Si un metteur en scène a décidé de tourner un film comme cela, c’est de cette manière qu’il faut le revoir. Sans le ronger, en le respectant.

Avant toute projection, il s’agissait de vérifier si la copie était diffusable en l’état. Un jour, je découvre sur une table les bobines d’un film, La merveilleuse vie de Jeanne d’Arc de Marc de Gastyne, un film admirable mais occulté parce qu’il est sorti la même année que le Jeanne d’Arc de Dreyer. Mon assistante me dit que le film doit être projeté le lendemain. J’ouvre les boîtes et découvre des bobines dans un état lamentable. J’ai interdit de le passer, il était dans un tel état qu’il fallait d’abord le restaurer. Une telle restauration se fait avec de tous petits morceaux de pellicules, de minuscules pièces que l’on recolle sur la pellicule existante. C’est comme du raccommodage, mais il faut que cela ne se voie pas du tout. C’est très difficile. Parfois il s’agit de véritables patchworks à partir de plusieurs copies de positifs et d’un bout de négatif.

Il y avait aussi un gros travail dans les bibliothèques consacrées au cinéma : il s’agissait de retrouver des scénarios originaux s’ils existaient, ou des articles dans les journaux d’époque qui auraient pu raconter le film. Ce sont des recherches qui prenaient parfois des mois avant de pouvoir reconstituer un dialogue. Une seule fois, il m’est arrivé d’écrire moi-même les intertitres d’un film de Camille de Morlhon datant de 1912 ou 1913.

Les Albatros russes
IVAN MOSJOUKINE

Quand je suis arrivée, la première chose à laquelle j’ai pensé, c’est que Langlois avait racheté il y a longtemps le fonds de la société de production Albatros qui appartenait maintenant à la Cinémathèque. Cette histoire m’était restée en mémoire depuis l’enfance : ma mère, d’origine russe, m’avait raconté qu’un jour, invitée à un bal de charité à Moscou, elle avait dansé avec Ivan Mosjoukine, le plus célèbre acteur russe du temps du muet. Elle n’avait jamais oublié cette aventure qui est restée gravée dans ma mémoire de petite fille. Les Films de l’Albatros avaient été fondés par des émigrés russes blancs après leur arrivée en France en 1919. Des cinéastes, mais aussi des acteurs qui avaient fui la Russie. L’Albatros a fait faillite avec l’avènement du parlant, et quelques années plus tard Henri Langlois a racheté le fonds de films. C’est cette vieille histoire de ma mère dansant avec Mosjoukine qui m’a donné envie, d’abord de voir ces films, puis d’en restaurer un certain nombre. J’en ai sauvé beaucoup. La restauration d’un film comme Casanova a pris beaucoup de temps. Près de deux ans je crois.

Jusqu’en 1907, les films colorisés étaient peints à la main, image par image, par des ouvrières spécialisées. Cela revenait cher, sinon beaucoup plus de films auraient été ainsi coloriés. Après la guerre de 14-18, ce travail était effectué grâce à une machine. Techniquement je n’ai aucune idée de la manière dont cela fonctionnait. Même avec une telle machine, seules certaines séquences pouvaient être colorisées. C’est la même chose avec Michel Strogoff, toujours de Volkov, que j’ai aussi restauré ; seules certaines séquences étaient en couleurs.

Pour le pochoir, c’est-à-dire les films antérieurs à 1907, il faut travailler par petits bouts, par séquences. C’est très fastidieux. Nous avons redonné des couleurs à ces films avec la même technique qui est utilisée pour restaurer un film couleur qui a justement perdu ses couleurs originales. Je fournissais d’abord un négatif en couleur duquel était tiré un positif en couleurs.

La Cinémathèque demain
DOMINIQUE PAÏNI

En 1991, Dominique Païni est arrivé à la Cinémathèque française après avoir dirigé la cinémathèque du Louvre. Il fut nommé directeur, tandis que Georges Saint-Geours était président. La première décision qu’ils prirent — et ce fut une bonne décision - fut de restaurer la salle de projection qui se trouvait dans un état lamentable. La seconde décision, moins bonne, fut que Dominique Païni a renvoyé Vincent Pinel, directeur du département Films.

Il y a dix ans, la projection de Casanova au théâtre de Chaillot avec un orchestre symphonique fut un grand moment. Est-ce que les jeunes cinéphiles d’aujourd’hui apprécieraient encore cela ? Je ne sais pas, ce n’est pas à moi de le dire, je suis trop âgée. De toutes façons, ce type d’événements était organisé par l’association Ciné Mémoire, qui a disparu. Pourtant il n’y avait pas forcément besoin de grands orchestres. Du temps du muet, la plupart des films étaient projetés avec un simple accompagnement au piano.

Du temps d’Henri Langlois, la politique était d’abord de restaurer ce qui était le plus endommagé. Je n’ai jamais pensé : ce film vaut plus qu’un autre, car ce n’est pas à moi de juger. Tout ce qui a été fait doit être montrable... les bons, les moins bons films, ceux qui vous plaisent à vous et ceux qui ne vous plaisent pas. Il s’agit avant tout du patrimoine d’une époque, de films qui datent pour certains d’il y a un siècle. Dans l’absolu, on devrait essayer de tout restaurer. C’était l’idée maîtresse de Langlois : que tout puisse être montré. Un film, même mauvais, c’est aussi découvrir comment les gens vivaient, mangeaient, où ils habitaient. Même un film pas très bon apporte ce genre d’informations. Ce qui semble ne présenter aucun intérêt aujourd’hui aura peut-être un intérêt pour les générations à venir. Je sais que Dominique Païni ne pensait pas tout à fait comme ça.

Je viens de découvrir Albatros - Des Russes à Paris 1919-1929, publié il y a quelques années sous l’égide de la Cinémathèque. Païni y raconte qu’il est à l’origine de ces restaurations à partir de 1991, alors que j’ai commencé en 1978 ! Je n’avais pas regardé ce livre tellement je lui en voulais. Maintenant je suis déçue et en colère. Quand Païni me met à la retraite en 1993, j’ai effectivement largement dépassé l’âge. Ce que je demandais à l’époque était de rester un an de plus afin de mettre en place une formation concernant la restauration. Il a refusé. Le choc a été terrible, j’en ai fait une dépression. Je voulais seulement transmettre ma passion de la restauration à des jeunes gens. Dominique Païni n’en a pas voulu ainsi. C’est dommage.

« Jusqu’à mon dernier souffle »
RENÉE LICHTIG

Dans mon enfance, nous n’étions pas très riches. On allait au cinéma tous les samedis soirs, au Pathé Orléans, au Montrouge Palace, parce que c’était le spectacle le moins cher. Un plaisir qu’on pouvait s’offrir même si on n’était pas fortuné. À l’époque, il y avait certaines classes sociales qui méprisaient le cinéma... Ce n’était pas le théâtre. Mais, pour moi, le cinéma restera toujours plus important. Je continue à aller au cinéma deux ou trois fois par semaine. Je ne pourrais pas m’en passer. Je vais plus au cinéma que je ne regarde la télévision. J’aime l’atmosphère des salles de cinéma, où l’on partage avec d’autres spectateurs les mêmes émotions. C’est cela aussi le rêve du cinéma.

Aujourd’hui je vois beaucoup de films réalisés par des femmes, souvent des jeunes femmes. Elles ont beaucoup de chance car, de notre temps, il n’était pas question qu’une femme réalise des films. Je pense à Andrée Feix qui a mis en scène trois beaux films avant de retourner vers le montage. Maintenant c’est formidable. Les femmes ont autant de possibilité que les hommes de pouvoir réaliser des films. Jusqu’à mon dernier souffle, j’irai au cinéma.