Vacarme 10 / chroniques

Le paresseux / ne pas

par

Le paresseux ne vit pas en Australie, il habite les zones boisées d’Amérique centrale et du nord de l’Amérique du Sud. C’est l’un des derniers représentants de la famille des Xénarthres - l’ordre des édentés - laquelle réunit les mammifères les plus primitifs d’Amérique : tatous, paresseux et fourmiliers (seuls à être réellement dépourvus de dents). La rare lenteur du paresseux lui coûta toutes sortes de quolibets, on la prit pour un signe de faiblesse voire de bêtise, ce qui ne fit que jeter un voile supplémentaire sur son existence étrange.

Il faut pour le connaître faire oeuvre de patience : tout ce qui le concerne est affaire de temps. Et il en a toujours été ainsi : il y a quarante millions d’années, l’ancêtre du paresseux, de la taille d’un éléphant se régalait lentement de broussailles. On pense qu’il fut domestiqué par l’homme il y a douze mille ans
ce qui lui valut d’être baptisé Paresseux géant domestique. Quel pouvait bien être le bénéfice d’une telle alliance ? Le nom lui-même développe la silhouette d’une somnolente bête de somme... Peut-être berçait-il la sieste des hommes au creux de ses longs bras ?

De taille plus modeste, les paresseux d’aujourd’hui - les Bradypes - sont représentés par deux genres : le premier, le plus grand, appelé aussi Unau, est pourvu de deux doigts à chaque main, le second, surnommé Aï, un peu plus petit et étonnamment pacifique, en possède trois. Ces doigts, prolongeant des bras immenses, sont soudés entre eux et surmontés de griffes en forme de faux. Condamné à ramper avec difficulté s’il se retrouve à terre, le paresseux passe le plus clair de son temps crocheté aux branches d’arbres au moyen de ces crampons puissants : il préfère ne pas descendre. Il reste dissimulé dans
le feuillage des forêts pluviales d’Argentine, du Honduras et du Paraguay, bouge à peine, mâchant des heures durant quantité de feuilles, de pousses et de fruits dont il est seul à faire ses délices, puis se recroqueville pour dormir. Sans doute penche-t-il plus pour le sommeil que la veille puisqu’il lui consacre quinze à dix-huit heures par jour, ou plus justement par jour et nuit puisque le paresseux préfère ne pas s’éveiller le jour. Un conte des Indiens Karajas le présente comme celui qui excelle dans l’art de la procrastination : le paresseux préférerait ne pas mener ses projets à bien mais plutôt les remettre au lendemain. Mais qu’est-ce le lendemain pour lui qui voit du fond de sa léthargie s’alterner jours et nuits ; compte-t-il en lunes, en saisons, en années ? Le voilà qui relève la tête sans hâte, observe l’alentour de ses yeux écartés, et sans hâte courbe cette nuque qu’il a si longue, enfouit son museau au creux d’un bras et se rendort.

On dit qu’il quitte son arbre pour en rejoindre un autre souvent au bout d’un jour et demi, qu’il en descend tous les huit ou dix jours pour creuser un trou circulaire dans le sol avec sa queue et y déposer ses fientes, on sait qu’il a la vie dure et qu’elle peut durer trente ans. Mais de ce qui a présidé à l’invention d’un tel rythme, ouvrant une plage inconnue entre veille et sommeil, on ne sait rien du tout. Depuis des millions d’années, le paresseux prend son temps. Et cette façon de le prendre reste étrangement opaque. D’autant qu’il préfère ne pas être aperçu. Celui que des impatients allèrent jusqu’à surnommer “l’âne des bois” n’apparaît jamais de lui-même. Il faut, pour le découvrir, ressentir ce léger déséquilibre que le narrateur de À la recherche du temps perdu, éprouva en trébuchant sur les pavés disjoints de la cour de l’hôtel de Guermantes et qui provoqua le surgissement d’une félicité ouvrant sur « une vision éblouissante et indistincte ». Il faut en scrutant les arbres, poser les yeux sur ce fétu de paille bizarrement figé à la fourche d’une branche, mais les poser de telle sorte que les éléments de l’image se disjoignent et qu’avant que vous l’ayez vue, la vision de cet être indistinct vienne vous surprendre. Ce bougé qui menace de se figer à tout instant, c’est celui du paresseux. Nul éclat, sa pelisse hirsute pendue comme un vieux sac, possède la nuance gris-brun des troncs et les stries des averses qui s’abattent fréquemment, le reflet vert de l’algue microscopique qui y prolifère ajoutant une nuance mimétique d’un raffinement parfait.

Le paresseux porte sa robe à l’envers, elle est couturée sur le milieu du ventre de sorte que la pluie est chassée vers ses flancs. Cette fourrure de crin rêche, qui couvre une bourre claire, tombe comme la frange d’un moine sur son visage fendu d’une large bouche au perpétuel sourire. C’est bien lui, qui vous contemple avec placidité, sans manifester de défiance hormis si vous approchez, ce léger soupir où résonne le cri bi-syllabique qu’il lance à la saison des amours “A-ï”. Tout ce que vous saurez de lui ne fera qu’épaissir l’énigme qui vous dévisage : vous saurez qu’il préfère la solitude mais qu’au temps de l’accouplement, lorsqu’il fait face à sa partenaire pour l’enlacer quarante-huit heures durant, tout son corps est parcouru de frissons. Vous saurez qu’il gagne la cime des arbres, son petit accroché à son giron, pour prendre de longs bains de soleil. Vous saurez que ce petit qui ne le lâche pas jusqu’au jour où il le lâche définitivement ronronne comme un chat. Vous saurez que la peur le fait longuement souffler et trembler mais qu’il résiste au poison et aux blessures auxquels la plupart des animaux succomberaient. Vous pourrez même apprendre les records intimes de son adaptation : les ahurissants écarts de température (24° à 32°) dont il est capable pour économiser son énergie en suivant la thermie de son milieu, le nombre des vertèbres de sa nuque (9 : plus que la girafe !) qui lui donne cette allure de chouette lorsqu’il tourne sa tête à 180°, la lente rotation de ses organes (foie, estomac, rate, pancréas) qui ont migré de la paroi abdominale vers le dos pour s’accorder à sa permanente suspension, la division de son estomac en cinq chambres dont certaines sont hérissées de kératine pour dissoudre sa pitance végétale, la dureté de ses lèvres cornées comme un bec pour happer des feuilles sans déplacer ses mains.
Enfin vous apprendrez qu’il peut chuter d’un arbre sans se briser. Mais son sommeil vous restera aussi indéchiffrable qu’une coque fermée, sa timidité désarmante vous laissera désarmé. En le regardant mâcher les yeux mi-clos les fruits du Ymbahuba ou les bourgeons du Latapau dont il raffole, vous resterez avec votre question en bouche, cette question que vous préférerez ne pas lui poser : de quoi rêve-t-il le paresseux, quels sont les rêves que son cerveau qu’on dit peu développé développe et qui l’entraînent au fond de ce sommeil jamais assouvi ?