la sécurité, une valeur de gauche ?

l’alchimie de Villepinte

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On dira : « Vous êtes naïfs ; la gauche, de Clémenceau à Deferre, n’a pas attendu Chevènement pour manier la matraque ». N’empêche. Si elle l’a toujours fait, maintenant elle en parle, et fièrement. Les grises nécessités du pouvoir ont été converties en discours. Au prix, il est vrai, de quelques manipulations symboliques.

Nous sommes à Villepinte, à la fin du mois d’octobre 1997. Un parterre de préfets, d’élus locaux, de responsables associatifs et de journalistes écoutent attentivement les ministres de la majorité plurielle, réunie en colloque : comme les travaillistes anglais et les démocrates américains avant elle, la gauche française, décomplexée, parle enfin de sécurité sans se tordre de gêne.

Villepinte n’est qu’un aboutissement, certes. La conversion a commencé dès 1993, à partir du moment où les experts du parti socialiste analysent la déroute électorale des législatives comme la conséquence d’un « intense reflux de la gauche de 1978 à 1993 dans les espaces urbains lorsque se conjuguent une immigration dense et une forte insécurité » [1]. Elle se poursuit en 1995, lorsque le PS adopte, suite au lobbying de ses élus locaux, une plate-forme sur la sécurité. Elle est irréversible lorsque Lionel Jospin, dans son discours de politique générale devant le Parlement, affirme que la sécurité sera une priorité majeure de son gouvernement. Mais il manque encore quelque chose, peut-être l’essentiel : avant Villepinte, la sécurité reste un boulet de droite que la gauche doit apprendre à traîner si elle veut gouverner ; il faut maintenant convertir le plomb en or, effacer les origines trop ostensiblement électorales d’une préoccupation récente pour l’inscrire dans des généalogies plus flamboyantes et un langage plus pur. Jean-Pierre Chevènement, grand alchimiste de la majorité et vedette incontestée de ce colloque, s’y colle avec virtuosité. L’alambic rougeoie sous l’effet de trois catalyseurs puissants : la République, le Peuple, la Classe. Détail des opérations :

  • 1. La République. « Des villes sûres pour des citoyens libres » : dès le titre de son intervention - qui sert aussi d’intitulé au colloque - le ton est donné. Se référant à l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, Jean-Pierre Chevènement rappelle que « le droit à la sûreté, égal pour tous, conditionne toutes nos libertés ». Pour passer du langage des simples flics à celui, plus noble, des premiers flics de France, pour transformer Massoni en Fouchet et l’insécurité généralisée en Sûreté générale, il a certes fallu gommer les deux autres droits énoncés par l’article 2. Il a fallu taire, d’abord, la trop bourgeoise “propriété”, qui aurait inopportunément rappelé que la délinquance de masse dont on s’alarme depuis vingt ans concerne les biens plus que les personnes, ce qui sent trop la boutique [2]. Et occulter, surtout, la trop sulfureuse “résistance à l’oppression”, qui aurait légitimé ces refus d’embarquer, refus de dénoncer et autres désobéissances civiles qui irritent tant notre ministre de l’Intérieur.
  • 2. Le Peuple. Qu’à cela ne tienne. « Un gouvernement vraiment républicain », poursuit-il, « doit répondre à l’attente de nos concitoyens dans le domaine de la sécurité, dont on sait qu’elle est - avec l’emploi - leur principale et d’ailleurs légitime revendication. » Pour que la démocratie d’opinion se glisse dans les plis de la souveraineté jacobine, il a tout de même fallu la tordre un petit peu : dans les sondages qui mesurent et hiérarchisent les préoccupations des gens - ici converties en revendications du peuple -, l’insécurité est non seulement largement distancée par le chômage (et non au coude-à-coude avec lui), mais devancée par « les maladies graves » et concurrencée par « la pauvreté », lorsque celles-ci font partie des réponses proposées [3]. Le gouvernement, il est vrai, a effacé la santé publique de son propre agenda et travaille à éradiquer la « société d’assistance » ; il peut bien les omettre lorsqu’il cite des enquêtes.
  • 3. Les classes. De toute manière, Jean-Pierre Chevènement tient l’estocade : « Ce sont les couches sociales les plus démunies qui souffrent le plus de l’insécurité. » Heureux changement de paradigme, décisif sans être brutal : on délaisse la psychologie tardienne des foules, indifférenciées et irrationnelles - référence
    traditionnelle des polices -, pour une sociologie bourdieusienne de la domination, attentive aux différences sociales ; on passe du même coup du maintien de l’ordre à l’interventionnisme économique, soit d’une tradition jacobine à l’autre. Certes, là encore, pour réussir cette révolution épistémologique et donner à la lutte contre l’insécurité un petit air de lutte des classes, il a fallu choisir ses données. Sociologiquement, l’insécurité déclarée culmine non pas dans les catégories populaires seules, mais aux deux extrémités de l’échelle de revenus, aux deux bouts des rapports de production : chez les ouvriers et chez les chefs d’entreprise, simultanément. Si cette singularité sociale du sentiment d’insécurité est amputée de moitié, c’est que son exposé complet trahirait une obsession politique : rassemblées, ces deux catégories dessinent l’électorat spécifique du Front National [4]. La République majoritaire avouerait alors qu’elle gouverne les yeux rivés sur une minorité ; et ça, ça n’irait pas.

Notes

[1Gérard Le Gall, Vendredi-Idées, n°3, juin 1993.

[2Sur les 3 500 000 délits recensés par la police et la gendarmerie en 1997, 64% sont des vols, 8% sont des infractions économiques et financières, 6% sont des atteintes aux personnes (ministère de l’Intérieur, Statistiques de la criminalité, 1998).

[3Au début de 1997, « la violence et l’insécurité » ne parviennent qu’au 4e rang (25%) d’une hiérarchie des problèmes considérés comme « prioritaires » par les personnes interrogées ; la préoccupation sécuritaire est concurrencée par « la pauvreté en France » (25%), devancée par les « maladies graves » (26%) et distancée par « le chômage » (53%) (CREDOC, Conditions de vie et aspirations des Français, 1997).

[4Si les sympathisants du FN sont les plus nombreux à déclarer être « inquiets pour leur sécurité » (63%), c’est précisément que l’extrême-droite obtient simultanément ses meilleurs scores auprès des ouvriers (26%) et des artisans, commerçants, et chefs d’entreprise (18%), soit les deux catégories socio-professionnelles les plus « inquiètes » (IPSOS/Le Point, Enquêtes post-régionales, mars 1998 ; SOFRES/Nouvel Observateur, Les Français et la sécurité, novembre 1997).