Vacarme 07 / chroniques

le principe de l’axolotl

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« Je crois avoir un but bien défini. — Si je l’atteignais jamais, il s’expliquerait de lui-même ; si je ne dois pas l’atteindre, à quoi bon te l’exposer ici ? — Admets seulement que j’aime passionnément le bleu, et qu’il y a deux choses que je brûle de revoir : le ciel sans nuages, au dessus du désert sans ombres. »
Eugène Fromentin Un été dans le Sahara

On part en voyage. Mais partir n’a jamais permis d’aller nulle part. De sorte que dans l’imaginaire des voyageurs, partir c’est toujours déjà revenir. À telle enseigne que l’Odyssée s’est imposée comme paradigme du voyage et que toute une littérature a exploré ce thème du retour à soi dans les diverses quêtes et les multiples romans de formation dont l’objet n’est autre que le sujet lui-même. Le Graal, même si, en fait, nous ne le trouverons jamais, nous revient toujours de droit en ouvrant sur nous-même cette perspective dont le point de fuite est nécessairement un point aveugle. L’image, si séduisante soit-elle, oblitère pourtant l’objet réel du voyage qui n’est pas de trouver mais de perdre, pas d’unifier mais de multiplier, pas de raconter mais d’écouter.

Tant que l’on a subordonné de façon unilatérale la catégorie de l’espace à celle du temps, le voyage, comme alchimie itinérante (la transformation du temps en espace ou la désagrégation de l’espace en temps) conduisait soit à une taxinomie (le temps était alors gelé dans l’espace pour obtenir la description sans profondeur des genres et des espèces), soit à une histoire (on dépliait l’espace dans le temps et les choses comme les êtres étaient perçus à travers le mouvement qui leur avait donné naissance). C’est que les conditions même du voyage — le déplacement et ses différents modes — requéraient, pour le voyageur, des garanties de stabilité, l’énoncé d’un ensemble de repères fixes qui soient, pour lui, comme des conditions de visibilité des choses. Ainsi pouvaient être déterminés, sur le plan statique, un certain nombre d’axes — la description des types, la nomenclature des plantes, le recensement des espèces animales, l’inventaire des objets à usage domestique, etc. — et leurs rapports dynamiques — les généalogies des ancêtres, l’histoire des migrations, l’origine des manières de table, etc....

Or il est possible de combiner l’espace avec le temps de bien des façons, chacune de ces combinaisons produisant des figures et des images qui permettent de développer une rhétorique et une poétique à partir d’une ligne mobile dont le voyage constitue la métaphore. Si la combinatoire est sans limites, les éléments qui la composent s’organisent suivant le nombre et la quantité en deux séries de relations selon que le temps est avec l’espace dans un rapport de dissolution ou de saturation.

Dans la première série, les signes que le voyageur rend visibles dans la ville, la région ou le pays qu’il visite, renvoient toujours à un ailleurs supposé perdu ou à venir. En poussant à l’extrême, on peut dire que le temps chasse l’espace, ou plutôt en détruit l’homogénéité interne. Aucune place n’est désormais tenable parce qu’il est impossible d’en marquer la position toujours mise en rapport avec ce qu’elle n’est pas, dans un mouvement d’absorption sans fin : « Anywhere out of the world. » C’est la fuite régressive ou prospective qui préside au voyage romantique et qui obéit à ce que l’on pourrait appeler un principe d’insuffisance.

Dans la seconde série, l’espace est comme submergé de signes. Si, là encore, on radicalise, on considère qu’il n’y a d’ailleurs qu’ici, comme si le temps s’étant cristallisé dans les choses nécessitait cette fois que chaque partie de l’espace soit prise en charge dans une multiplication indéfinie des points de vue, qui ne peut cependant en épuiser tous les aspects. Ainsi de ces lieux surchargés d’histoire qui, pour le voyageur instruit, sont devenus comme de simples causes occasionnelles ne découvrant que la seule épaisseur du temps et des savoirs qui en jalonnent l’insondable profondeur. Telles sont ces villes ou ces sites célèbres qui font l’objet de « pèlerinages », et suscitent ces voyages rituels qui, tenant suspendues dans le temps les choses comme « elles étaient alors », obéissent à un principe de restitution qui fait de chaque lieu visité un tombeau dédié à la mémoire d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation, « tels qu’en eux-mêmes l’éternité les change ».

Post-scriptum

Tiré de Le principe de l’axolotl & suppléments, Gilles A. Tiberghien, Actes Sud, série Travaux, « ART ET NATURE », Arles, juin 1998.